© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 77-98.



CONTRE M. ROBERT CORNEVIN ET TOUS LES PHARISIENS DE L'AFRIQUE DE PAPA

(Réponse à la lettre parue dans le no 3 de Peuples noirs - Peuples africains.)

Mongo BETI

Réalisme et progressisme

Comment se comporte le maître pris à contre-pied par de brusques mutations extérieures politiques, idéologiques ou religieuses qui le contraignent tout d'un coup à rendre leur liberté à ses esclaves ? D'abord, il fait apparemment bonne figure, s'efforce de s'accommoder de la nouvelle situation et même d'y adhérer avec ferveur. Cela dure ce que cela dure. Mais bientôt les vieux instincts reviennent en force tourmenter consciemment ou inconsciemment notre héros; le doute l'assaille. Après tout, pourquoi la liberté des esclaves ? Est-elle vraiment conforme au destin ? Et si elle était réprouvée par l'ordre profond du monde, c'est-à-dire par la nature ?

Pour peu que la conjoncture l'y encourage, voilà notre homme s'enhardissant pudiquement d'abord, puis effrontément, jusqu'à reprendre d'une main ce qu'il concédait hier de l'autre.

Les Africains peuvent aujourd'hui même observer cette évolution dans la conscience collective des Français et constater que, si aucune classe n'y échappe, c'est dans la catégorie des intellectuels qui se croient de gauche qu'elle est la plus instructive. A Paris, par exemple, enfer des modes et des [PAGE 78] snobismes, on voit nos « alliés naturels », je veux dire les intellectuels qui se croient progressistes, plutôt que de reconnaître qu'ils sont tombés dans ce piège grossier mais ordinaire de la psychologie humaine et surtout collective, s'emberlificoter dans les sophismes les plus absurdes. Une « controverse » très pittoresque se poursuit depuis quelques semaines dans les colonnes du Nouvel-Observateur entre intellectuels français disant avoir participé[1] aux entreprises révolutionnaires du Tiers Monde, sur ce thème élégamment désenchanté : « Pauvres de nous ! pourquoi les révolutions du Tiers Monde prennent-elles toujours, à la fin, un tour si éloigné des rêves que nous formions, nous autres grands penseurs de révolutions et détenteurs de vérités universelles ? »

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le plus bouffon n'est pas le thème de ces échanges, mais la participation au débat de personnages tels qu'un Jean Lacouture, promu grand défenseur du Tiers Monde, alors que nous avons dénoncé en lui, preuves à l'appui, dans notre numéro 1, un sympathisant des dictateurs noirs protégés par la France. Au moins, les élucubrations d'un Le Dantec, maoïste convulsionnaire mal repenti et toujours empressé à justifier l'alliance étrange de la Chine avec Vorster et Mobutu, si elles laissent rêveur, ne nous font point sourire : parce qu'elles sont représentatives des états d'âme de l'intelligentsia française, nous devons les prendre au sérieux, en les distinguant bien des ravages du vedettariat chez certains individus écartelés entre la mode et la tyrannie de leurs fantasmes.

Concernant le rôle de leur pays en Afrique, les intellectuels progressistes français en sont donc à ce qu'ils appellent eux-mêmes une réflexion réaliste. Mais, en France, c'est quand les gens parlent de réalisme qu'il faut s'attendre à l'hypocrisie maximale. Nos amis, par exemple, ne cessent aujourd'hui [PAGE 79] de mettre en balance l'expansionnisme soviétique en Afrique avec les interventions sanglantes de Paris. Mais, en 1960, quand les parachutistes français, dépêchés par de Gaulle cette fois, massacraient par centaines de milliers les populations camerounaises coupables de militer dans les rangs de l'U.P.C., où était l'interventionnisme soviéto-cubain ? Combien de Gabonais les mêmes parachutistes, toujours dépêchés par de Gaulle, ont-ils dû tuer pour remettre en selle Léon Mba renversé par de jeunes officiers nationalistes ? Où étaient les Soviéto-Cubains ? Et au Tchad depuis 1968 ?...

Autre sophisme : quand l'occasion m'est donnée de dénoncer la répression qu'exerce le néo-colonialisme sur nos populations, il se trouve souvent, dans la salle, quelqu'un pour me répliquer : « Oui, mais il y a aussi les luttes tribales; qu'en pensez-vous ?... » Les intellectuels progressistes français seraient indignés, à juste titre cela va sans dire, si, sous prétexte que le peuple français est irrémédiablement divisé en deux camps antagonistes, les Américains déclaraient « ces Français décidément ingouvernables » et prétendaient leur imposer leur tutelle. Les mêmes intellectuels progressistes français répondraient aux Américains : « Bien sûr, nous sommes divisés; bien sûr, l'O.S. français de chez Renault ne se sent rien de commun avec l'avionneur Dassault, bien sûr, ouvriers révolutionnaires et bourgeois réactionnaires, sous la Commune, se sont étripés, exterminés, mutilés... et peut-être sont-ils disposés aujourd'hui encore à recommencer. Mais, cela, c'est notre problème; seuls nous-mêmes pouvons efficacement sinon le résoudre tout à fait, du moins nous y exercer, puisque, en définitive, un peuple sans problème, cela n'existe que dans l'utopie. Ainsi vous qui prétendez nous imposer votre tutelle, n'avez-vous pas vos problèmes qui, peut-être, sont par rapport à nos divisions ce qu'est la poutre par rapport à la paille ? Que faites-vous, par exemple, de vos Nègres ? ou de vos Porto-Ricains ? ou de vos Indiens ? Ah, vos Indiens, parlons-en! quel exemple de génocide parfait, n'est-ce pas ?... »

De la même façon exactement, si les Africains ne nient pas le tribalisme, ils récusent la thérapeutique de la tutelle occidentale ou autre.

Dernier exemple de sophisme dissimulant une nostalgie inavouable de la relation de domination : récemment, dans un centre culturel de la banlieue de Rouen où l'organisateur d'un débat sur la coopération et les coopérants avait eu la [PAGE 80] maladresse, au demeurant sympathique, en me présentant à une salle fortement teintée de gauchisme, de faire état de mon titre d'agrégé de l'université, une jeune femme attendit à peine que j'eusse fini de parler pour me déclarer : « Etant donné que vous êtes agrégé, donc acculturé[2], à mon avis, vous n'êtes pas qualifié pour parler au nom des Africains, dont vous n'êtes plus représentatif... »

Elle parut fort surprise quand je lui révélai qu'elle était profondément raciste; que des deux sortes de Noirs observables à Rouen, c'est-à-dire le balayeur et l'intellectuel, elle préférait le balayeur, le nègre taillable et corvéable à merci, parce que son image la sécurisait, tandis que celle de l'intellectuel, menace pour ses privilèges, la terrorisait inconsciemment. C'était pourtant évident; car, autrement, à quoi rime ce désir d'aligner un intellectuel sur le Dupont-Lajoie majoritaire ? Demande-t-on à Jean-Paul Sartre d'être représentatif du Français moyen ?

M. Robert Cornevin comme un Poisson dans l'eau...

L'évolution déplorable que je viens d'esquisser a créé une atmosphère de très grande confusion dans laquelle, tout en l'alimentant, nagent comme des poissons dans l'eau ou plutôt des requins dans l'océan une catégorie d'intellectuels de fonction, sinon de formation, dont les méditations confinent plus au désir de revanche et de règlement de comptes qu'à la contemplation platonicienne. Je veux parler des administrateurs coloniaux en général et, en particulier, de ceux qui se sont recyclés dans l'enseignement supérieur ou la recherche, c'est-à-dire bien entendu l'ethnologie.

A moins de les avoir vus à l'œuvre comme moi, dans ma jeunesse, on ne peut se faire une idée exacte du pouvoir exorbitant dont jouissaient ces agents directs et zélés du colonialisme dans nos villes, dans nos villages. Dans un pays comme le Cameroun, c'est avec eux que les militants progressistes et indépendantistes de l'U.P.C. furent quotidiennement [PAGE 81] aux prises, en même temps qu'avec les commissaires de police français, les inspecteurs, les gendarmes blancs à la gâchette facile. Ces contacts, faut-il le préciser, se faisaient uniquement sous le signe de la violence : gifles, coups de pied au cul, fusillades, arrestations, condamnations expéditives, assassinats, massacres étaient les seuls témoignages de bienveillance que nous prodiguaient ces humanistes. C'est peu de dire que l'indépendance leur fut arrachée et imposée; ce fut, en vérité, leur plus cuisante humiliation, une blessure jamais cicatrisée, toujours prête à saigner.

L'époque actuelle en Afrique noire, c'est-à-dire le néocolonialisme, est celle de la revanche pour les anciens administrateurs coloniaux. Sous couleur d'assistance technique, ils tiennent tous les carrefours stratégiques et même simplement névralgiques des avenues du pouvoir néo-colonial, non seulement au sein des Républiques africaines soi-disant francophones, mais aussi en France même. Dans chaque pays, l'ambassade de France, quartier général de toutes les intrigues impérialistes, c'est eux; la police, les services secrets, la police politique, la répression des progressistes et des patriotes africains, c'est eux; les « conseillers » des ministères, l'entourage immédiat, les Pères Joseph du président, c'est eux. En France même, certains ministères, comme la Coopération et, pour certains services, l'Education nationale elle-même, sont leurs fiefs. Ils noyautent enfin plusieurs universités, surtout à Paris et, comble d'audace, jusqu'à certaines sphères de la gauche parisienne. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, un jour, d'être le convive, chez Jean Pouillon, directeur de fait des « Temps Modernes », d'un nommé Tardits qui, sans aucun complexe, ne cessa de faire l'éloge de son « ami, le président Ahmadou Ahidjo »!

La mentalité de ces individus les rattache, à l'évidence, à l'extrême droite fascisante; mais, surtout quand ils se trouvent au milieu d'universitaires ou de chercheurs, ils excellent à déguiser cette parenté. Bien des raisons les contraignent à cette extrême prudence, et même à un étalage d'opinions de gauche, dans certains cas. D'une part, ils sont plus que quiconque exposés au soupçon de racisme et de nostalgie du colonialisme; il leur faut donc se laver pour ainsi dire préventivement de cette accusation. D'autre part, ils ne tiennent pas à attirer l'attention sur eux, comme tel professeur de droit de Nanterre, auteur, quand il était au gouvernement, d'accords de coopération franco-tchadiens scandaleusement [PAGE 82] favorables aux intérêts français, et qui fut longtemps en butte au chahut des gauchistes de son université. De plus, nos ex-administrateurs des colonies convertis à la haute pédagogie sont souvent dépêchés à l'étranger, pour parler de l'Afrique s'il vous plaît, et même au nom des Africains; et dans ces sortes de rencontres aussi, il vaut mieux ne pas être marqué trop à droite, d'autant que les étrangers, gens qui s'en tiennent aux apparences et aux traditions, en sont encore à associer universitaire français avec libéral – dans le sens de généreux, hardi intellectuellement et tolérant comme on ne l'est évidemment qu'à gauche. Que de fois il m'est arrivé de lire parmi les signataires d'une pétition contre les bombardements américains au Vietnam ou contre les atrocités du général Pinochet ou pour Angela Davis des noms d'anciens administrateurs des colonies africaines devenus professeurs d'université ou chercheurs du C.N.R.S. dont l'expérience m'avait appris qu'ils sympathisent activement (c'est le cas de Tardits) avec un Ahmadou Ahidjo, un Bongo, un Bokassa et tutti quanti, c'est-à-dire avec des dictateurs qui n'ont absolument rien à envier à Pinochet, l'homme d'I.T.T. et de la C.I.A.

Nombreux sont ceux d'entre eux qui appartiennent au braintrust africain du Président de la République française. Comme l'a montré l'expérience, leur rôle constant a été jusqu'ici d'encourager le chef de l'Etat dans son interventionnisme, de lui ôter tout scrupule, de le rassurer sur les périls éventuels de sa politique en lui démontrant qu'il n'y avait pas là-bas de risque véritable; dans cette fonction, ils font montre de toute la témérité présomptueuse de l'ancien garde-chiourme qui a si souvent vu les esclaves courber l'échine sous son fouet qu'il n'arrive pas à croire qu'ils se soient révoltés.

C'est à ce profil que correspond le mieux la personnalité de M. Robert Cornevin, qui exerce, en plus de ses activités universitaires, de très hautes fonctions auprès du gouvernement français dont on imagine mal qu'il puisse arrêter une importante décision concernant l'Afrique ou les Africains sans consulter ce grand Africain. Qui peut croire, par exemple, que Giscard d'Estaing se soit déterminé au sujet de Kolwezi sans avoir réuni autour de lui l'aréopage des vieux coloniaux peuplant ministères et grands services parisiens afin d'accueillir leur approbation ou d'écouter leurs réserves ? Et comment M. Robert Cornevin aurait-il pu être tenu à l'écart d'une telle assemblée, étant le plus éminent de ces débris ? [PAGE 83]

Invétéré polygraphe et impénitent compilateur qui s'est un jour proclamé historien de l'Afrique[3], M. R. Cornevin, un mandarin gonflé d'ambition, d'orgueil et de puissance, veut passer pour le grand savant supérieur aux contingences, pétri de conceptions tolérantes et même bienveillantes aux Africains. Cet artifice a pu séduire certains esprits qui ne péchaient pas forcément par excès de confiance. En même temps, il ne déplaît pas à notre homme de faire sentir le poids de son autorité aux étudiants africains de plusieurs universités de Paris, et sans doute de province, et même à certains universitaires noirs et blancs enseignant en Afrique, auprès desquels il s'efforce de recruter une clientèle. Cette paranoïa l'amène à déborder ce qui devrait être son unique domaine, l'histoire de l'Afrique, et à marcher sur les brisées d'autres savants professeurs – horrible sacrilège quand on connaît la vénération des mandarins pour le cloisonnement des disciplines et même des spécialités.

Bien à l'abri derrière cette duplicité, M. R. Cornevin exerce une influence dont la nature pernicieuse et corruptrice me fait un devoir de le démystifier, en établissant que chaque geste public du grand Africain, chacun de ses propos dits ou écrits, son sourire le plus jaune, la moindre de ses grimaces ont une destination politique, parce qu'ils visent à restaurer ou à sauvegarder, selon les cas, la relation de domination de la France avec l'Afrique, des Blancs avec les Noirs, des riches avec les pauvres.

Observons, par exemple, les éclipses troublantes auxquelles cet astre de l'africanisme et de la francophonie est trop souvent sujet. Qui n'aurait aimé savoir de façon précise ce que M. R. Cornevin, grand universitaire libéral français, pense des saisies répétées chez le même éditeur d'ouvrages traitant de l'Afrique et rédigés deux fois sur trois par des auteurs africains relativement connus, et orientant leurs analyses dans un sens progressiste ? Voilà une de ces affaires où la vérité des hommes se dévoile enfin, tandis que les masques tombent. Nous devinons, certes, qu'en son âme et conscience, M. R. Cornevin n'a pu manquer de désapprouver des pratiques dont le moindre défaut n'est pas d'ôter toute crédibilité à la francophonie, [PAGE 84] à laquelle le grand universitaire libéral, pour sa part, tient comme à la prunelle de ses yeux, d'autant qu'il a réussi à se tailler là aussi un joli « petit » fromage. Quelle tragique fatalité a voulu qu'ayant eu trois magnifiques occasions au moins de faire entendre sa mâle voix d'universitaire libéral et de dissiper le désarroi et le doute chez ses étudiants africains, le grand homme ait préféré chaque fois se taire ? N'est-ce pas le cas ou jamais de dire que le silence est vraiment d'or ?

De même, que pense M. R. Cornevin des tracasseries policières, brimades et persécutions de toute sorte auxquelles sont soumis les étudiants et les travailleurs africains, les exilés politiques noirs et autres gens de couleur (c'est-à-dire plus exactement d'une couleur proche du noir) résidant en France et qui les réduisent à une condition ressemblant de plus en plus à celle de leurs frères de Soweto ? M. R. Cornevin, qui passe pour un connaisseur de l'Afrique du Sud et de son drame, sait-il qu'en France, pour les immigrés de race noire, la carte de séjour entraîne, en définitive, le même cortège de vexations, de contrôles tâtillons, de rebuffades, d'angoisses, d'extorsions d'argent, bref de pratiques ségrégatrices que le trop fameux pass ? M. R. Cornevin a-t-il jamais entendu parler de la prison d'Arenc, et des nombreux Africains qui y ont été détenus sans avoir commis d'autre délit que d'être nés dans l'une de ces Républiques africaines « francophones » où il fait si bon vivre... pour les assistants techniques ?

Je ne doute pas que l'arsenal de jésuitismes de M. R. Cornevin ne recèle à suffisance les réponses les mieux ajustées à ces interrogations; il l'a bien montré dans la protestation publiée par notre précédent numéro, et qui motive ma réponse aujourd'hui. Il s'y justifiait avec une tartuferie consommée sinon probante de l'accusation d'avoir voulu détourner une étudiante de recherches sur mon œuvre sous prétexte que j'étais opposé à « mon » président et, de ce fait, un mauvais Africain.

Qu'est-ce qui l'empêche, par exemple, de recourir à cette objection dont on abuse dans ce milieu : « Moi, monsieur, je ne fais pas de politique. Moi, monsieur, je ne suis pas un militant! »

Il est vrai que M. R. Cornevin ne fait pas de politique, sauf aux conférences de l'Association Canadienne des Etudes Africaines, ainsi qu'il advint à Toronto, en février 1975, dans les circonstances que je m'en vais retracer. [PAGE 85]

L a conférence annuelle de l'Association Canadienne des Etudes Africaines se tenait donc cette année-là à Toronto. Comme l'année précédente, j'y avais été invité; mais, comme l'année précédente, l'autorisation d'absence m'avait été refusée. Si, en 1974, je m'étais offert le luxe de passer outre à l'interdiction de m'absenter et d'aller séjourner une semaine entière à Halifax sans encourir d'autres représailles qu'une sévère réprimande du recteur et une réduction de ma note administrative de 18 à 10, une récidive aurait été ressentie comme une provocation et m'aurait exposé à de graves sanctions, peut-être même à une suspension. Il ne me restait donc plus qu'à informer mes amis Canadiens de mon impuissance et de mon renoncement, en précisant, ce qui était évident, que le pouvoir, qui avait interdit et saisi mon livre en 1972, qui avait déjà voulu m'empêcher d'aller à Halifax en 1974, semblait plus que jamais résolu à poursuivre des manœuvres ayant pour but de me réduire au silence total.

Mes amis Canadiens ne manquèrent pas d'ébruiter la nouvelle brimade qui me frappait et, au cours d'une assemblée générale de la conférence, donnèrent lecture d'une pétition en ma faveur et invitèrent les participants à me manifester leur solidarité.

M. R. Cornevin, qui avait pu aller à Toronto, lui, oubliant qu'il ne faisait jamais de politique, se dressa pour protester contre des allégations sans fondement et n'ayant d'autre but que de dénigrer la France, une authentique démocratie, qui avait toujours favorisé et même encouragé l'épanouissement ainsi que la liberté d'expression des intellectuels, si farfelues que fussent les doctrines qu'ils professent.

Etonnés de l'entendre passer sous silence mes démêlés avec le pouvoir, dont chacun avait plus ou moins vaguement entendu parler, les assistants crurent à une défaillance de l'information du mandarin. C'est si vrai que dans la lettre qui me donnait un compte rendu de l'incident, mes amis Canadiens, qui étaient loin de connaître le personnage, me firent part de leur conviction que, revenu maintenant en France, M. R. Cornevin allait prendre contact avec moi (à moins qu'il ne l'eût déjà fait) pour savoir où en était mon conflit avec le gouvernement français, et ce qu'il pouvait faire pour m'aider.

Or, M. R. Cornevin n'en fit jamais rien, et pour cause. M. R. Cornevin était très bien informé de ce qui m'arrivait. Nous tenons là une parfaite illustration de la stratégie du silence sélectif adoptée par le mandarin et ses semblables. J'ai déjà [PAGE 86] dit pourquoi il est impossible qu'une mesure de la nature de l'interdiction et de la saisie de mon livre soit adoptée sans consulter un homme placé à l'endroit où se trouve M. R. Cornevin; et même, il n'a pas pu ne pas être membre du tribunal secret qui prit cette décision. Mais, justement, l'Inquisition m'ayant livré au bras séculier, c'est-à-dire au ministère de l'Intérieur et à ses polices, chacun des juges, pris à part, ne pouvait plus désormais, hypocritement, comme Ponce-Pilate, que déclarer ou se persuader, la restriction mentale aidant, que cela ne le concernait pas.

Sa protestation à Toronto était toute mécanique, comme l'est son démenti à mes accusations; il peut d'autant moins se gêner qu'il n'est pas question que je m'avise de « brûler » mon informatrice, laquelle, du reste, poursuit ses recherches dans l'une de ces universités parisiennes où M. R. Cornevin s'est définitivement impatronisé en quelque sorte comme Grand Inspecteur Général des études africanistes, ravagé qu'il est par la rage de tout contrôler, (de régenter tout le monde, de manipuler hommes et femmes.

Le complot

Tenter de m'ostraciser n'a rien d'un incident isolé. A Aix-en-Provence aussi, des témoins sûrs m'ont rapporté que certains enseignants de l'U.E.R. de lettres modernes, et notamment une certaine Lesch, décourageaient l'intérêt des jeunes chercheurs africains à mon égard, mais aussi à l'égard des autres écrivains africains connus pour leur engagement anti-impérialiste. A Orléans, il y a quelques années, un enseignant du centre de formation des futurs coopérants a vainement essayé d'obtenir du service de reprographie de l'établissement que soient polycopiés des extraits de mes œuvres devant, en même temps que des textes d'autres auteurs, noirs et blancs, nourrir un débat sur la coopération. On lui répondait imperturbablement que les ouvrages de Mongo Beti étaient interdits en France – ce qui est une pantalonnade en même temps qu'un mensonge scandaleux. Il ne se passe pas une année sans qu'on me signale une nouvelle affaire de ce genre.

Gardez-vous, surtout, lecteur, de prononcer le mot complot je m'y suis bien imprudemment risqué un jour. Et les mandarins de crier aussitôt et en chœur au mégalomane, au névrosé[4]. [PAGE 87] Voici pourtant qui ne saurait manquer de laisser perplexe[5].

Au printemps de 1973, je reçois de Pologne une lettre commençant par ces mots : « Alexandre, prenez garde à M. Un Tel; c'est un homme extrêmement dangereux et qui peut vous faire beaucoup de mal... » Suivait le compte rendu détaillé d'un colloque avant réuni au début de l'année, à Nanterre, le ban et l'arrière-ban de la critique (entièrement blanche, chose curieuse !) de la littérature négro-africaine de langue française et dont mon livre « Main basse sur le Cameroun », interdit quelques mois plutôt par le ministre de l'Intérieur français et saisi chez l'éditeur parisien, fut le sujet à peu près unique. Non point, comme un vain peuple s'y attendrait, que les sommités ainsi assemblées aient puisé dans cette circonstance la force d'adresser au gouvernement la mercuriale qu'appelait sa forfaiture. Au contraire, c'est à l'ouvrage interdit que l'on s'en prit vaillamment; c'est son auteur, absent, solitaire, menacé par la police, que l'on interpella avec l'acharnement zélé des pauvres hères qui attendent tout de la faveur du prince et rien de leur talent. Voici le plus étrange, ce qui mit le comble à la consternation de notre amie Polonaise, mêlée très fortuitement à ces sinistres assises et qui, professeur d'université dans son propre pays, savait pourtant ce que goulag veut dire : on distribua à l'assistance de véritables mots d'ordre de combat contre ma petite personne.

Nous avons eu, ma femme et moi, confirmation de cet incroyable colloque grâce à un des participants, le professeur Robert Mane qui, abusé comme tant de gens par les calomnies de la maffia fascisante du foccartisme, nourrissait à mon endroit une prévention injustifiée et dont la sympathie m'est acquise depuis.

L'hostilité viscérale pour ma personne des laissés pour [PAGE 88] compte du défunt système colonial n'a rien d'étonnant ni d'exclusif, comme on a pu voir. Il se trouve que, malgré moi, à tort ou à raison d'ailleurs, je symbolise une fraction d'intellectuels noirs coupables de prétendre agir et penser de leur propre chef, loin des subsides méphitiques de la « coopération franco-africaine », sans s'encombrer de la tutelle des institutions paternalistes de la francophonie. Il ferait beau voir que de tels individus se mettent en vue au risque de contaminer, de proche en proche, la masse des Africains qu'accable l'obscurantisme savamment entretenu par le néocolonialisme, en leur faisant prendre conscience de l'énorme duperie dont ils sont victimes. Là se situe l'enjeu de cette guérilla multiforme et permanente. Que deviendrait le château de cartes amoureusement échafaudé par M. R. Cornevin et ses amis si les Africains « francophones » s'avisaient que l'instauration, non seulement entre l'Afrique et la France, mais aussi entre l'Afrique et tous les pays du monde, des relations internationales les plus traditionnelles, les plus conformes à la norme ordinaire, libérées de toute institution spécifique, mais évoluant selon le libre jeu des intérêts matériels et moraux des peuples concernés, leur serait bien plus profitable que la trop odieuse « coopération franco-africaine » ? Les producteurs africains de cacao, par exemple, ne s'organiseraient-ils pas alors afin d'écouler cette denrée selon les cours du marché, et non plus selon ceux que fixent les établissements de traite ? L'épargne de nos paysans et de nos commerçants ne servirait-elle pas enfin à l'investissement local et non à l'accroissement du capital du Crédit Lyonnais et de la Banque Nationale de Paris ? Nos hôpitaux et nos pharmacies ne se procureraient-ils pas des médicaments auprès des fournisseurs mondiaux qui les proposent aux prix les plus bas ? Les économistes et les planificateurs africains ne se lasseraient-ils pas du carcan des recettes étrangères, inadaptées à nos formes d'organisation sociales, pour imaginer un type de développement plus approprié et les meilleurs modalités pour sa réalisation ? Le reste à l'avenant.

L'Africain qui se refuse à s'aplatir devant les coopérants, les assistants techniques, les mandarins soi-disant spécialisés et tant d'autres petits chefs comme seul un système artificiel et tyrannique sait en multiplier à tous les échelons, devient tout naturellement l'ennemi à abattre. Dans leur aberrante obstination, certains professeurs d'université en viennent à faire fi de toutes les traditions de tolérance, de courtoisie [PAGE 89] et d'hospitalité il est vrai plus souvent proclamées qu'honorées.

Voici quelques extraits d'une longue lettre que m'adresse un Africain le lendemain de la soutenance de son doctorat de troisième cycle à l'université de Bordeaux :

« ... le jury ne s'est pas montré digne. Il s'est attaché à montrer mon ignorance; le ton employé était celui de l'humour, un humour souvent indigne. Il s'est attaqué à ma personne, me comparant à un ministre de l'Education, à un tribun romain. On m'a traité de marxiste, de révolutionnaire, etc.

« Pourquoi toute cette hargne ?

« J'ai toujours voulu penser par moi-même, alors que mon professeur voulait le contraire. M. Hausser, c'est son nom, ne m'a jamais encouragé en me reconnaissant quelque mérite. Il a toujours cherché à nie donner conscience que j'étais un ignorant, et lui le maître suprême, l'intouchable. Peut-on continuer à travailler avec quelqu'un qui vous sème le doute dans l'esprit ? S'il me montrait clairement mes côtés positifs et négatifs, il m'aurait encouragé ! Mais il s'est toujours appuyé sur le négatif; tout récemment, il ramenait mon travail au niveau d'un élève de troisième.

« M. Hausser est un homme bizarre. Dans la deuxième partie de mon travail, j'ai parlé du public; je lui ai présenté le manuscrit; il a rougi, s'est laissé emporter, disant qu'il s'est senti visé et pour cause. J'allais apprendre par la suite que c'était un ancien colon, qui a fait un séjour en Afrique, notamment au Congo. Il est allergique à toute critique de contenu d'une œuvre. Il n'a pas abandonné son esprit de colon[6]. Il a une autre singularité. Un jour, il s'est mis à me parler allemand sans que je sache pourquoi. Je lui ai dit que je ne comprenais pas l'allemand. Il a répondu que je devrais le comprendre.

« Un de mes camarades – un Sierra Léonais – qui a travaillé sur la description chez Oyono, s'en est tiré avec une mention très bien. Cependant, ce dernier a soutenu devant le même professeur que les Noirs étaient bêtes et naïfs. Il a écarquillé les yeux pour lui dire qu'il était objectif. Même si un Bongo, un Mobutu donnent cette impression, est-ce une [PAGE 90] raison pour soutenir devant le Blanc que le Noir est naïf, bête ?

« Bref, vers la fin, j'ai eu l'impression qu'il me prenait pour un rival.

« Ce que je n'ai pas accepté avec lui, c'est l'humiliation. Il a la volonté de puissance. En allant vers lui, j'ai prouvé qu'il était le maître. Mais il voulait que je rampe pour en être sûr. J'ai refusé. Il m'a fait plusieurs fois des chantages; j'y suis resté insensible.

« Le jour de ma soutenance, il est allé jusqu'à dire, pour se venger, que mon travail n'était pas viable... »[7]

M. Robert Cornevin, prophète de la nouvelle critique ?

Dans les raisons par lesquelles M. R. Cornevin croit naïvement pouvoir se justifier de détourner les jeunes chercheurs africains de mon œuvre, je retiendrai deux thèmes pour les soumettre à la réflexion du lecteur.

D'une part, puisque Thomas Melone, dit-il, a rédigé une « excellente » thèse sur Mongo Beti, à quoi bon de nouvelles recherches désormais sur cet auteur ? Que voilà une dialectique bien peu cartésienne et, pour tout dire, bien faiblarde, ne serait-ce que sur le point suivant : qui donc a conféré l'infaillibilité pontificale à M. R. Cornevin ? Suffit-il que le pape du néo-colonialisme, un beau matin, entre les quatre murs de son auguste cabinet, décrète telle proposition seule vraie pour que l'univers entier, afin de lui complaire et de prévenir toute contradiction, se contorsionne, se démantibule et même se dénature ?

Or, la vérité sur la thèse de Th. Melone, la voici. Je lui trouve une médiocrité d'inspiration rédhibitoire à mes yeux et qui, sans lui ôter exactement toute valeur, la ravale au rang exécrable pour toute âme noble d'œuvre de caudataire, c'est-à-dire, en bon Français, de griot sournois du pouvoir. N'ayant jamais rencontré l'auteur, j'ignore tout de sa vraie personnalité. C'est peut-être, à l'ordinaire, un intellectuel brillant, un esprit profond, et pourquoi pas une âme inquiète. Le certain est que l'homme de thèse n'en a rien laissé paraître, [PAGE 91] préférant mettre son cœur dans sa poche et un mouchoir par-dessus pour s'abandonner aux chuchoteries des vieilles sibylles démonétisées du néo-colonialisme, et en particulier à M. R. Cornevin dont il semble n'avoir été, dans ce pensum, que le robot porte-plume. A chaque page, le suave encens du dithyrambe monte vers El Hadj Ahmadou Ahidjo, l'incomparable homme d'Etat qui a mené les Camerounais jusqu'au pays où coulent le lait, le miel et la paix, délice des délices. Moïse lui-même eût trouvé un peu excessif ce ruissellement de fleurs de rhétorique, celles-là mêmes dont M. R. Cornevin voudrait nous voir tous tresser une guirlande pour la porter au cou de chacun des roitelets placés par Paris à la tête de chaque République « francophone ». Si ce n'est pas de la plus basse, de la plus vile flagornerie, alors qu'est-ce que c'est ?

Quant aux contrevérités malveillantes et aux allusions perfides sur ma personne, qui émaillent l'ouvrage de Th. Melone, j'y reviendrai un jour. Je me borne à signaler pour le moment que, faisant bon marché de mes options politiques, l'auteur laisse entendre que seul mon attachement aux joies de la société de consommation explique la prolongation de mon séjour en Europe. Cependant, plusieurs voyageurs blancs de diverses nationalités, qui lui avaient rendu visite à Yaoundé aux temps encore proches de sa faveur dorée auprès du Président Fantoche, m'ont unanimement confié leur abasourdissement en découvrant le train du vie proprement satrapique de mon sévère censeur; dans sa résidence, où le whisky coulait à flots, on dit que les festins et les parties fines se succédaient sans se ressembler. Je défie qui que ce soit, même parmi mes pires ennemis, d'en dire autant de la vie que je mène à Rouen. Alors, qui de nous deux est attaché à la société de consommation[8]?

D'ailleurs, cet ancien sympathisant de l'U.P.C., le mouvement révolutionnaire camerounais, n'évoque plus son fondateur, Ruben Um Nyobé, vénéré unanimement (quoique [PAGE 92] silencieusement) par les masses camerounaises, qu'avec cette désinvolte condescendance dont l'ouvrage de Georges Chaffard, « Carnets secrets de la décolonisation », paru en 1967, a lancé la consigne, en même temps qu'il en fixait la norme et même presque le vocabulaire.

Qui s'étonnera alors que Th. Melone s'évertue à évacuer l'engagement politique de mon œuvre, et en particulier du « Pauvre Christ de Bomba » ? Voilà un jugement qui a dû faire une peine infinie à M. R. Cornevin dont les conclusions personnelles, tenez-vous-le pour dit, se trouvent très éloignées, et même aux antipodes de celles de Th. Melone. Si, si, si... Au demeurant, n'est-il pas connu que M. R. Cornevin ne fait jamais de politique ? Excepté quand il la fait faire par d'autres, pour son compte. Restriction mentale, encore une fois !

D'autre part, M. Robert Cornevin paraît avoir institué comme exigence suprême le plus strict égalitarisme dans l'accueil des auteurs par l'opinion publique – dont l'opinion universitaire n'est, somme toute, qu'un secteur. Il parle des auteurs et des chercheurs comme un père de famille parle des cadeaux à ses enfants : « Jean-Michel, nous venons de t'offrir pour ton anniversaire un train électrique de 800 F alors, tu permets ? c'est le tour de Marie-Françoise. »

Cette attitude postule une philosophie de la critique littéraire que l'on pourrait formuler ainsi : peu importe la mélodie particulière que fait entendre une œuvre à l'oreille d'un public donné, et à tel moment historique; peu importent les liens spécifiques que la sensibilité collective d'un peuple exacerbée par l'actualité, la communauté d'aspirations, la révolte ou l'enthousiasme partagés tissent entre un romancier et son public. Ce qui seul compte et doit être déterminant, c'est un impératif catégorique de justice quasi distributive, telle que chaque romancier, quel qu'il soit, ait une part égale de l'attention du public.

Ainsi, il peut bien se faire que la sorte de faveur dont jouissent les romans d'un certain Mongo Beti parmi les jeunes chercheurs africains corresponde à une affinité particulière, à un sentiment irremplaçable de parenté entre ce public et l'auteur; mais une telle relation ne doit pas être prise en considération; elle n'a peut-être même pas de sens. C'est pourquoi, Mongo Beti ayant déjà bénéficié d'une « excellente » thèse grâce à Th. Melone, aiguillons désormais les chercheurs vers d'autres romanciers africains, même si ces derniers ne [PAGE 93] leur inspirent aucun intérêt. D'ailleurs, que savent-ils eux-mêmes de leurs propres sentiments, ils sont si jeunes.

Plus d'un homme de lettres verra dans ce moralisme volontariste un très nouveau et très audacieux critère de jugement littéraire, qui devrait faire obligation aux maîtres, par exemple, d'exhumer l'abbé Delille au détriment de Baudelaire ou de Mallarmé, de mettre en concurrence l'inventeur des Pieds Nickelés avec le père de Vautrin. Tandis que Racine se retournerait dans sa tombe, Pradon prendrait une revanche inespérée. En somme, M. R. Cornevin voudrait instaurer dans les facultés l'ère des laissés pour compte de l'histoire littéraire. Voilà bien le délire d'un administrateur des colonies promu mandarin.

Mais, après tout, pourquoi M. R. Cornevin n'aurait-il pas le droit d'innover dans un domaine où, c'est vrai, trop de timidités venues d'un lointain passé nous paralysent encore tous.

Par malheur, cette idéologie égalitariste est une rationalisation de pure circonstance, une rhétorique de camouflage; ou bien alors, c'est, chez M. R. Cornevin, une morale bien intermittente.

M. R. Cornevin qui, en maniaque de la volonté de puissance, vieux Rastignac de retour en quelque sorte, se trouve confortablement installé parmi les plus éminents collaborateurs de deux des plus riches publications de Paris, des mieux réputées aussi (puisque traditionnellement cataloguées à gauche, c'est-à-dire ayant la faveur de la bourgeoisie la plus snob), situées l'une et l'autre rue des Italiens, sait parfaitement qu'il n'y est jamais question de moi – et surtout pour quelles raisons. Chose remarquable, bien que mon œuvre soit inscrite au programme de plusieurs universités africaines tant francophones qu'anglophones, que « Mission Terminée », par exemple, ait été traduit dans des dizaines de langues, et récemment encore en swahili du Kenya, la seule publication à grand tirage qui m'ait jamais consacré une étude sérieuse n'est pas un journal francophone[9], mais le « Litterary Supplement » du Times de Londres. A « Remember Ruben », [PAGE 94] mon sixième roman, un seul journal de langue française paraissant en France, Afrique-Asie, a daigné consacrer un compte rendu de lecture. Voilà une inégalité de chances qui ne paraît pas avoir beaucoup troublé M. R. Cornevin.

Il y a mieux encore. Quel jour M. R. Cornevin m'a-t-il entendu à une radio de l'hexagone depuis l'instauration de la Ve République et l'invention de la « coopération franco africaine » ? Quant à la télévision, on m'y a bien vu, c'est vrai, mais mon intervention a duré exactement deux minutes, montre en main. C'était en 1974 et je venais de publier « Perpétue »,mon cinquième roman. La sympathique attachée de presse de mon éditeur parisien avait réussi à arracher, pour moi, à Bernard Pivot, une invitation à l'émission « Apostrophes ». Par malheur, la liste des auteurs invités est publiée une semaine d'avance par la presse spécialisée et vingt-quatre heures par les quotidiens. C'était sans doute plus qu'il n'en fallait à la maffia foccartiste toute-puissante pour chambrer le producteur trop primesautier. Il ne lui restait plus décemment qu'à exécuter une manœuvre d'une extrême adresse, destinée à m'envoyer à la trappe, tout en lui évitant de se dédire. Après une interminable attente, on daigna tout de même s'intéresser à moi, non pas vraiment à la fin pourtant, qui est un temps fort de l'émission, mais à ce moment où les rares fanatiques des lettres demeurés devant leur petit écran bâillent, plaisantent, flirtent, se disputent, bref songent à autre chose. Et puis comment présenter un roman de plus de trois cents pages en deux minutes ? A peine le temps de dire le titre et d'échanger deux banalités du genre : « Alors, Mongo Beti, vous êtes un écrivain camerounais ? – Non, cher ami, je suis un écrivain noir, africain peut-être, si on veut. » De la très grande culture, en somme.

Deux minutes donc de télévision en vingt ans passés pourtant presque sans interruption en France. Qui dit mieux ? [PAGE 95]

Il paraît qu'on n'est jamais si bien servi que par soi-même. Je profite donc de cette occasion pour signaler que, bien que notre revue en soit à sa quatrième livraison, aucun journal, exception faite de « Rouge » et du « Monde Diplomatique », n'a daigné annoncer sa naissance à ses lecteurs, ni, à plus forte raison, la leur présenter. D'habitude, pourtant, le lancement de la plus pâle feuille de chou suscite partout un concert de vivats adressés, au nom du pluralisme, à un jeune confrère faisant ses premiers pas. L'apparition de « Peuples noirs – Peuples africains », un événement que mon jeune frère Amidu Magasa n'a pas hésité à qualifier, à juste titre d'ailleurs, d'historique (c'est la première fois que les progressistes et radicaux noirs francophones disposent d'une importante tribune!), a laissé le cercle de famille froid comme marbre. Ainsi en va-t-il dans les familles bourgeoises avec l'enfant qu'on n'a pas désiré. Pourvu que personne ne lui torde le cou. Voilà encore une injustice qui n'empêchera pas M. R. Cornevin de dormir du sommeil du juste. Et pour cause. Loin d'être fortuits, tous les faits que je viens d'énumérer manifestent la volonté du pouvoir néo-colonial de réduire au silence le courant de la littérature africaine francophone qui, malgré les objurgations et les anathèmes à peine voilés du poète-président Senghor et de ses amis et thuriféraires les mandarins tels que M. R. Cornevin, s'obstine à se réclamer du progressisme et à voir dans une œuvre littéraire avant tout un acte politique. Notre escamotage était chose faite depuis longtemps dans les media français et néo-coloniaux.

En revanche, l'opération semble un peu plus difficile à mener à bien dans l'université, un milieu qui ne se prête pas aisément à l'uniformisation ni à l'embrigadement, les étudiants et les jeunes assistants demeurant attachés aux traditions de fronde sinon d'indépendance et de contestation à l'égard des mandarins. C'est cet impondérable humain qui est à l'origine de l'échec probable de M. R. Cornevin. Je me le figure en ce moment comme un bulldozer dont les formidables engrenages se grippent tout à coup, à cause d'un grain de sable. Qu'il se console, car c'est toujours ainsi que cela se termine.

L'aventure de M. R. Cornevin et de ses amis, je veux dire l'offensive entamée dès les premières années soixante et qu'ils ont poursuivie depuis avec une rare obstination, pour restaurer le colonialisme sur les steppes désolées de nos [PAGE 96] indépendances formelles, peut se comparer, non comme ils le croient eux-mêmes, à l'épopée des conquistadores, quelques bandes dont l'audace sans borne assura aux rois d'Espagne la maîtrise d'un empire illimité, mais à la folle campagne de Russie des généraux de Hitler. D'abord, des victoires fracassantes, une percée foudroyante, une avance triomphante, la conquête d'immenses territoires. Malgré tout, voici quand même que l'hiver approche; un moment hébété et paralysé, l'ennemi, qui commence à se ressaisir, improvise avec une ébauche d'organisation, un embryon de défensive et même, qui sait ? de contre-offensive. Déjà se profile le spectre de Stalingrad... [PAGE 97]

A TOUS NOS AMIS

Beaucoup de nos lecteurs et abonnés nous font souvent l'honneur de nous soumettre des textes importants en nous demandant de les publier. Connaisseurs avertis des problèmes africains ou nègres, ils ne se posent cependant pas en professionnels de la plume ou de l'analyse politique ou sociologique. Néanmoins, fidèles à notre engagement de libérer la protestation et la révolte des peuples noirs, en permettant à tous leurs porte-parole de s'exprimer le plus librement possible, il va de soi que nous ne pouvons (et nos lecteurs aussi sans doute) que nous féliciter de ces apports et les encourager. Nous publierons donc toujours ces contributions pourvu qu'elles soient réellement progressistes.

Pour autant, la revue ne peut pas toujours prendre intégralement à son compte le contenu idéologique de ces textes; sur certains points particuliers, il peut se faire que les analyses de nos lecteurs ne recouvrent pas exactement celles de la revue en tant que telle. Par exemple, l'optimisme affiché dans ce numéro par notre ami REENI AFRIK (tribune libre no 1) au sujet de l'action des Soviétiques et des Cubains en Erythrée ne nous a pas paru d'une prudence aveuglante.

D'autre part, l'état matériel dans lequel nous parviennent parfois ces textes, et la difficulté fréquente sinon l'impossibilité, pour diverses raisons, de nous mettre en relation avec leurs auteurs pour les prier d'en améliorer la dactylographie ou même la forme, s'ajoutant à la considération précédente, [PAGE 98] nous contraignent à les publier soit sous la rubrique « Lettre de ... » (ainsi « Lettre du Cameroun », dans cette livraison) lorsque l'étude porte sur un pays particulier, ou sous la rubrique « Tribune libre », dans les autres cas.

D'une manière générale, nous demandons à tous nos amis, collaborateurs réguliers ou occasionnels, correspondants, de ne nous envoyer leurs textes que dans l'état où ils pensent eux-mêmes qu'ils peuvent être imprimés immédiatement. Il n'est pas sain de s'en remettre aux dirigeants de la revue pour apporter aux articles des « corrections de détail » (sic) qui constituent un travail extrêmement fastidieux et déprimant. Les dirigeants de la revue animent la publication en plus d'une activité professionnelle à plein temps, très astreignante. Ils ont une famille, des enfants dont il faut surveiller l'éducation, des voyages de conférences, etc. Ils ne sont d'ailleurs pas des surhommes. Ne vous reposez-vous donc pas sur eux de vos responsabilités.

Fraternellement merci de nous comprendre.

Mongo BETI


[1] Il y aurait beaucoup à dire sur cette « participation », ses modalités, ses motivations. Se bouscule-t-on au portillon pour « participer » aux révolutions d'Afrique noire francophone (je songe ici à la Camerounaise U.P.C., par exemple), dont l'avenir est encore bien sombre, et même désespéré ? De même, qui donc brûlait de participer à la révolution algérienne la veille ou même le lendemain du 1er novembre 1954 ? La mode n'était-elle pas plutôt de s'écrier : « La négociation, c'est la guerre ! » ? Par la suite, le vent ayant tourné aussi peu que ce fût, il y eut en effet afflux symbolique de « frères ». Participation ou mainmise ? Il y a lieu pour le moins de s'interroger. Alors, comment compter influencer durablement et en profondeur une révolution quand on est venu prendre le train en marche ?

[2] La déduction est furieusement hasardeuse; car qu'est-ce qui empêche un homme d'avoir deux cultures ? Encore un terme galvaudé sur lequel il y aurait beaucoup à dire aussi. Quand les Africains n'ont pas de cadres, il faut les assister, Quand ils ont des cadres, il faut les assister encore parce que leurs cadres sont acculturés. En somme, il faut toujours les assister ! C.Q.F.D.

[3] De même que la femme seule peut parler avec exactitude et justesse de sa condition, de la même façon la version plausible de l'Histoire des Noirs doit nécessairement être l'œuvre des Noirs eux-mêmes.

[4] Ce trop flatteur qualificatif est dû à la délicieuse amabilité de M. Jacques Chevrier, maître assistant à l'université de Créteil. Une anecdote instructive : à des étudiants étonnés de ne l'avoir jamais entendu évoquer l'affaire « Main basse sur le Cameroun », le maître répondait, en 1977, s'il vous plaît, qu'il en ignorait tout. Précisons qu'à Créteil, la spécialité de M. Jacques Chevrier, c'est la littérature négro-africaine de langue française.

[5] Cet anonymat dissimule un homme honnête, mais faible, dont la mise en cause ici serait inutile.

[6] Et il ne l'abandonnera pas davantage demain, mon pauvre! Pour cette raison très simple qu'il ne peut pas l'abandonner, pardi !

[7] A quels énergumènes sont livrés nos jeunes universitaires, on en frémit !

[8] Tombé en disgrâce auprès du Grand Fantoche, à la suite d'une sombre histoire de diminution arbitraire de salaire, selon les uns, pour avoir été de connivence avec les étudiants lors de la contestation sanglante de novembre 1973, selon les autres, Th. Melone a dû s'exiler du Cameroun. On dit qu'il réside au moins une partie de l'année en France où il aura donc tout loisir, à son tour, d'effectuer la descente dans l'enfer de la consommation.

[9] Je ne m'en plains pas, bien au contraire. J'ai toujours pensé, souvent dit que l'authenticité d'une nouvelle culture négro-africaine devait se juger au degré d'hostilité des institutions blanches traditionnelles environnantes. Plus violente est cette hostilité, plus authentique est la nouvelle culture nègre. A Paris, on ne s'enthousiasme pour un auteur noir que s'il écrit en anglais, comme Amos Tutuola et Richard Wright, auxquels, en leur temps, Saint-Germain-des-Prés décerna le triomphe. En revanche, les écrivains noirs francophones sont virtuellement gibier de potence, excepté Senghor et ses disciples. Les critiques des nations anglo-saxonnes n'en sont pas encore à ce parti pris trop simpliste, et il ne leur démange pas encore de faire proscrire un poète ou un romancier noir anglophone, fût-il un dissident comme Wole Soyinka. En tout cas, ils font grand cas de la littérature africaine de langue française. A vrai dire, ils sont sans doute les seuls en Occident.