© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 53-60.



OU VA L'EGLISE CATHOLIQUE AFRICAINE ?

L'exemple de la polygamie

Odile TOBNER

On aurait pu croire que la polygamie était en voie de disparition. C'était une de ces institutions archaïques, où se lit à tel point l'infériorité sociale qui est imposée aux femmes que nul n'oserait plus en défendre le principe, quitte à le pérenniser par des pratiques hypocrites. Cette condamnation nous semblait digne de figurer dans le Dictionnaire des Idées Reçues; et Flaubert aurait simplement indiqué à l'article « Polygamie » : « Tonner contre ».

Il semble, au contraire, que la question est loin d'être entendue, et qu'il ne soit pas tout à fait inutile de « tonner contre ». Le problème, en effet, vient d'être agité au « symposium des conférences épiscopales africaines », à Nairobi. Dans cette mâle assemblée, le problème a été jugé « difficile », mais « important ». Si difficile même et si important qu'« à la suite de longs débats tant dans les carrefours qu'en assemblée plénière, il a été décidé de faire entreprendre des études sociologiques, anthropologiques et théologiques sur la polygamie et le mariage coutumier, afin de chercher comment intégrer et assurer les valeurs du mariage africain. »[1]

Qu'est-ce qui se cache, en réalité, derrière ces circonlocutions ? Et d'abord comment peut-on parler de « mariage [PAGE 54] africain » ? Qui peut se persuader qu'il existe un « mariage africain », intemporel, intangible, immuable, intouchable, traînant avec lui ses « valeurs », elles-mêmes inaccessibles à toute fluctuation ? En toute honnêteté, n'est-il pas simplement possible de parler, prudemment, du mariage, en Afrique, à telle époque, dans tel contexte ? Oui, mais cela risque de ruiner un postulat dont on sent qu'il est destiné à servir de conclusion : le mariage africain est africain parce qu'il a été, qu'il est et qu'il sera toujours africain. C.Q.F.D. On comprendrait mieux de nombreuses démarches si on s'avisait qu'elles reposent sur une affirmation qui ressemble plus à un exercice d'entraînement à la méthode Coué qu'à un constat: L'Afrique échappe aux contingences de l'Histoire.

Par exemple on ne saurait trop observer les emplois bizarres de l'idée de « coutume ». Chacun peut s'apercevoir aisément que les coutumes varient géographiquement. Un voyage de quelques centaines, voire de quelques dizaines de kilomètres nous en persuade sans difficulté. Un raisonnement très sommaire montre qu'il en est de même dans le temps. L'étonnement, la curiosité, la moquerie que suscitent des mœurs qui datent d'un siècle, et même beaucoup moins, le prouvent également. En Afrique, le moindre reportage, au commentaire lyrique, vous le dira: on pêche « comme il y a mille ans », ce qui est assurément faux, mais pour le puceron qui naît le matin et meurt le soir, le jardinier est éternel. Quoiqu'il en soit, la coutume serait quelque chose qu'il s'agirait à tout prix de préserver, de conserver. Vaine entreprise, puisque tout change continuellement. Entreprise démente puisqu'il faudrait aussi conserver tout ce qui fait la respiration de la coutume, tout le contexte, et l'on sait à quel point le moindre changement retentit par contagion sur les plus vastes ensembles. Cependant comme la plupart des peuples considèrent que leur passé est ce qu'ils ont de plus précieux, ils ont trouvé commode de le conserver dans des musées, faute de pouvoir faire autrement. Le passé y est embaumé et l'on vient se recueillir devant des états de la coutume d'autant plus vénérés qu'on ne fait strictement plus rien, qu'on se garde bien de faire quoi que ce soit, de la même façon. Sinon quand vivrait-on ? Puisque vivre c'est faire et dire ce que personne d'autre n'a fait et dit auparavant. Il y en a, noirs et blancs, qui imaginent l'Afrique comme une morte vivante, tout entière occupée à la conservation des curiosités ethnologiques. [PAGE 55]

Ou bien, devant les inéluctables changements, on s'en tire en disant qu'il faut, dans la coutume, garder « ce qui est bon et sain ». Encore faudrait-il se demander: ce qui est bon et sain pour qui ? Un illustre penseur, plus précis, mais aussi plus inquiétant dans la réflexion philosophique, a un jour déclaré: « Ce qui est bon pour Ford est bon pour l'Amérique », ou quelque chose d'approchant. Mais ce serait inutile de commencer par là parce que le problème ne se pose pas de cette façon-là. Qu'on ne nous fasse pas croire qu'un beau jour un aréopage de sages se réunit, examine la coutume, en la posant sur la table, et dit « on garde ça, on laisse tomber ça. » En fait la coutume change, disparaît, se conserve, sous la pression insidieuse et inévitable des intérêts qu'elle sert, gêne ou laisse indifférents, et de la puissance dont ils disposent pour s'exprimer. Les « autorités morales », quand elles se réunissent, ne font, la plupart du temps, qu'enregistrer un état de fait, et tâchent d'y adapter leur doctrine, sous peine de disparaître elles-mêmes. C'est ainsi qu'il y eut des temps reculés où le prêt d'argent à intérêt était un péché pour le christianisme. On a certainement dû trouver des « valeurs » pour mettre bon ordre à cela. Où serait allé le monde si on n'avait pu être à la fois banquier et bon chrétien ? Alors pourquoi pas polygame ? L'Eglise en a, en effet, avalé bien d'autres. Mais pourquoi cette tardive mise à jour qui semble pour le moins anachronique ?

COMMENT PEUT-ON ETRE POLYGAME?

Le polygame est, en effet, beaucoup plus intéressant que la polygamie. A parler uniquement de la polygamie en théorie on noie le problème. Beaucoup finissent par croire que la polygamie est un absolu. L'africain est vu dans la polygamie comme l'occidental dans la richesse. Simple cliché représentant un idéal social ou idée fausse, selon qu'on est persuadé qu'il correspond ou non à la réalité.

Or ce qu'on ne précise pas c'est que, dans tous les groupes où elle existe, la polygamie n'est le fait, et n'a jamais été le fait que d'une fraction minoritaire des individus mâles. Et pour cause. La distorsion, souvent invoquée pour l'expliquer, qui serait due à diverses causes, entre le nombre des hommes et celui des femmes, ne peut jamais être de l'ordre du simple au double. Quelques centièmes de différence [PAGE 56] paraissent déjà un déséquilibre notable. Ce qu'on voit au contraire, c'est que la polygamie est pratiquée même dans des sociétés où les femmes sont minoritaires. N'importe qui ne peut donc pas être polygame. Il faut en avoir les moyens. Le polygame c'est le notable, le leader, le chef. Le fait est largement attesté. Une société agricole où la structure politique suprême est la famille, le clan, ne peut pas ne pas être polygamique. Dans une telle structure, en effet, la polygamie c'est la puissance, c'est la richesse. Soit que les femmes travaillent la terre; on a alors autant de femmes, autant de champs, autant de possibilités d'accumulation de la nourriture; soit qu'elles ne soient plus que productrices de producteurs, lesquels sont soumis au père-patron et utilisés par lui, lorsque la main-d'œuvre devient masculine. Un pas de plus et le chef découvrira les ressources offertes, hors du cadre étroit de la famille qui, même polygamique, a des limites, par le servage, l'esclavage, le prolétariat. Hasard ? On voit alors, dans ces nouvelles structures politiques, disparaître la plupart du temps la polygamie institutionnelle. Le chef n'aligne plus, pour donner le poids de sa puissance cent femmes, mais cent mille salariés.

La polygamie n'est donc pas le témoignage d'un éden des relations inter-individuelles, mais elle porte en elle toutes les tares, ou les « bienfaits » comme on voudra, de l'inégalité, de l'émulation, de la hiérarchie. On voit à l'œuvre, dans la polygamie, les mécanismes de l'accumulation. C'est celui qui a déjà le plus de femmes qui peut le plus facilement en acquérir de nouvelles. La femme-marchandise se trouve négociée au plus offrant. Que l'offrande soit faite en espèces, en nature, ou simplement en prestige, ne change rien à l'affaire. La femme a tellement un statut de marchandise qu'elle fait partie de l'héritage de son mari, exactement comme les serfs font partie du domaine, ou les ouvriers de l'usine. Pourquoi ce qui est considéré comme sujet de révolte pour les uns, n'est-il tenu que comme aimable attention de la communauté pour les autres ?

Il ne s'agit pas de se payer de mots. Des esclaves qui chantent, dansent, s'organisent entre eux, et sont heureux, sont toujours des esclaves. Il vient forcément un temps où des aspirations différentes se font jour, temps de malaise qui prélude aux bouleversements. Cette heure a largement sonné pour la polygamie. Tout est bon alors pour réprimer les sourdes revendications qui montent de la population [PAGE 57] féminine. On lui persuade que la monogamie ne vaut pas mieux, qu'elle est plus libre dans la polygamie, etc. Il y a une façon, en effet d'opposer la polygamie et la monogamie qui a pour résultat de les consolider l'une et l'autre. Mais il y a aussi une façon de les réunir qui est de nature à éclairer le fonctionnement injuste de l'une et de l'autre. La monogamie n'est guère qu'un polygamie atrophiée. La fonction exclusivement domestique de la femme la rend vulnérable, dépendante. Elle a gagné en égalité juridique ce qu'elle a perdu en indépendance économique. Bref la monogamie n'est jamais à la polygamie que ce que le néo-colonialisme est à la colonisation. La meilleure preuve qu'il n'y a pas de changement fondamental est que subsiste, dans les mœurs du chef, une polygamie de fait. Mainte observation peut en témoigner, ne serait-ce que la tradition des maîtresses royales dans la monarchie française. Le signe archaïque fonctionne toujours, vidé de son sens primitif, inversé par rapport à son origine, mais solide dans sa structure. Ce n'est plus : « Quand on a des femmes, on est riche. » C'est: « Quand on est riche on a des femmes. » On ne fait que passer de la violence à l'intimidation, de la contrainte à la séduction.

Les analyses qui sont faites de ce processus, loin de conclure à son caractère inéluctable, préparent une prise de conscience des conditions d'une véritable liberté dans la dignité des personnes. Mais ce mouvement de remise en cause du principe même du pouvoir ne peut être assumé que par une démarche révolutionnaire rigoureuse. C'est-à-dire qu'on ne peut prétendre libérer les uns en opprimant les autres. Un pouvoir de type capitaliste ne peut rien changer, fondamentalement, à la condition des femmes sans se condamner lui-même; une révolution ne peut s'appuyer sur des structures patriarcales sans risquer de retomber très vite dans les tares qu'elle prétend combattre.

On discerne mieux alors l'enjeu d'une stratégie qui consiste à bloquer les comportements, à les enfermer dans la seule recherche de la conformité au passé. Mais c'est assez vain. A un moment où, à tous les niveaux, la femme découvre son aliénation; à un moment où, ce qu'on saisit dans les mouvements obscurs d'impatience et d'irritation qu'elle manifeste, c'est : assez de la polygamie, assez du travail gratuit, assez de la dépendance ! c'est ce moment que saisissent les évêques africains pour mettre à l'ordre du jour l'intégration de la polygamie. On en est consterné pour eux. [PAGE 58]

Ce choix est en effet un choix politique. Les hauts dignitaires de l'Eglise africaine sont, dans leur majorité, liés aux pouvoirs politiques les plus rétrogrades. Leurs préoccupations reflètent les besoins non des populations dans leur ensemble, mais d'une minorité de privilégiés. Or il est remarquable que se développe dans ce groupe social une polygamie qui se réclame de la polygamie traditionnelle, mais qui n'a pas grand chose à voir avec elle. L'économie agricole traditionnelle s'est totalement effondrée, minée par la colonisation d'abord, puis par la totale incapacité des régimes issus des indépendances à protéger l'agriculteur contre une paupérisation galopante. Le polygame nouvelle manière c'est le commerçant, le fonctionnaire, le ministre, le chef de l'Etat. C'est dire que cette polygamie n'est absolument plus celle du modèle coutumier dont elle ne garde que les apparences. C'est une polygamie à la Louis XIV, et pas à l'africaine; polygamie de prestige, polygamie de consommation, et non polygamie de production. Un bon exemple en est donné par le film Xala, de Sembène Ousmane, et par les films d'autres jeunes cinéastes africains, pour qui c'est un thème satirique de prédilection.

On décore du nom de polygamie ce qui n'est qu'un des aspects de la corruption et de la prostitution, par ailleurs des plus prospères, comme on le sait, mais qu'on ne saurait réhabiliter au nom de la tradition. Il n'est que de voir comment cette polygamie se développe remarquablement sur le terrain de la misère environnante. Pour bien des filles, c'est une occasion de « se caser » à l'abri du besoin. Comment des chômeurs, qui forment l'immense majorité des jeunes gens, pourraient-ils rivaliser avec la séduction du puissant polygame ? Il est vrai que, écartés comme maris en raison de leur pauvreté, ils auront leur chance comme amants pour meubler les loisirs de la femme du polygame. L'abondance des litiges de ce genre qu'ont à juger les instances coutumières montre que la nature sait se venger de la coutume, au grand détriment de la dignité des personnes, qui se voient condamnées, dans ce cadre, les uns et les autres, à la ruse et au mensonge. Est-ce cette hypocrisie, qu'on ne saurait prendre sans complaisance pour une aimable liberté de mœurs, que veulent encourager les évêques ?

Ce qui, plus que n'importe quelle démonstration, montre l'imposture de cette classe de nouveaux polygames, c'est l'examen de l'ensemble de leur comportement. Les régimes [PAGE 59] qui ont conservé la polygamie dans leur législation et dans leurs mœurs, sont aussi ceux qui, à la moindre occasion, manquent de la plus élémentaire dignité africaine. Ce sont eux qu'on voit, au moindre mouvement de révolte de populations réduites au désespoir, courir lécher les bottes du maître blanc, pour qu'il lâche ses paras et son napalm sur les africains, authentiques ceux-là, des villages de brousse. Car les nouveaux polygames sont aussi les néo-colonisés.

Il est tout à fait éloquent de voir comment les positions, à cet égard, ont été redistribuées, non sans créer une certaine confusion. Dans un premier temps le colonisateur combat, par missionnaire interposé, la polygamie, qui est le cadre à l'intérieur duquel le chef du clan puise son pouvoir et son prestige. Une fois que ces structures sont vaincues et remplacées par d'autres circuits de pouvoir, la polygamie apparaît alors comme inoffensive, et même comme particulièrement pittoresque lorsque la génération des ethnologues succède à celle des conquérants. Ce sont d'ailleurs parfois les mêmes, l'histoire va vite, il faut se reconvertir. Leurs « clients » africains sont au pouvoir. Il s'agit alors, pour les uns d'être plus africains que nature, pour cacher leurs chaînes, pour les autres de surenchérir dans la vénération de l'africanité de parade. On tient là, en gros, les personnages qui s'agitent sur le devant de la scène politique et culturelle. En coulisse se font les besognes sérieuses et efficaces, chasse aux non-conformistes de l'africanité orthodoxe, organisation de la traite. Minerais, bois, récoltes, devises, quittent l'Afrique massivement. Au passage on laisse un pourboire aux autorités locales. C'est cet argent, très précisément, qui va s'investir dans des « valeurs africaines » comme la polygamie.

A la satisfaction de tout le monde : du polygame d'abord, qui proclame qu'il honore bien l'Afrique en sauvant ses coutumes de la mort; de l'ethnologue, qui voit préserver son gagne-pain et découvre avec ravissement que la polygamie est le propre de l'homme, au fond de l'Afrique comme à Saint-Germain-des-Prés du raciste, à qui on montre une Afrique fantasmatique : ah ces nègres, tous polygames; du vrai chef enfin qui, lui, négocie d'autres « valeurs africaines », celles qui ont, comme par miracle, quintuplé entre leur départ d'Afrique et leur arrivée en France. Seul, en effet, il a su conserver le secret de la force du chef polygame, qui est dans la multiplication du bénéfice.

Que les évêques réfléchissent donc bien à la nature et aux [PAGE 60] effets de la polygamie, dans son essence archaïque, toujours présente sous d'autres formes, comme dans sa douteuse authenticité, ils découvriront peut-être qu'il s'agit d'un problème important, certes, mais sur lequel il ne semble pas difficile de trancher en faveur de la justice et de la dignité.

Odile TOBNER


[1] Le Monde (août 1978)