© Peuples Noirs Peuples Africains no. 3 (1978), 139-182.



LA RUINE PRESQUE COCASSE D'UN POLICHINELLE
(Roman)

Mongo BETI

LA LONGUE MARCHE DE DEUX RUBENISTES
ET D'UN ENFANT
(suite)

Tout commence en janvier 1960.

Le Général de Gaulle vient d'octroyer théâtralement la souveraineté à une colonie d'Afrique noire « francophone », dans un climat de hâte et de confusion extrêmes. Aux yeux du P.P.P., mouvement révolutionnaire clandestin qui a mené la lutte contre le colonialisme, mais que le gouvernement fantoche africain, installé au pouvoir et soutenu par une force d'intervention française, veut absolument écarter du jeu politique avant de l'anéantir par la répression, tout laisse penser que Paris a secrètement décidé de maintenir son impérialisme sous des formes nouvelles. C'est pourquoi, assuré de l'adhésion des masses, cette formation est résolue à poursuivre la lutte contre l'occupant colonial.

Ouragan-Viet, combattant et dirigeant prestigieux du P.P.P., charge un trio de militants plus ou moins aguerris, de libérer une province excentrique de la jeune République. Pour s'y rendre, ceux-ci entreprennent une longue marche fertile en péripéties et dont voici les derniers épisodes. [PAGE 140]

– Voici une affaire sérieuse, mes enfants, déclara Jo Le Jongleur entre deux sifflotements et tandis qu'il ajustait les jumelles qu'il venait de retirer d'une sacoche pour la première fois.

Bientôt d'autres femmes apparurent sur la place du carrefour presque sur les talons des précédentes dont peut-être un coude de la route leur avait caché l'humiliation car Jo Le Jongleur, qui distinguait jusqu'au moindre détail de leur mise et de leur allure, les contemplait non sans appréhension tandis qu'elles s'avançaient en une bande allègre, bien prises dans leurs robes de cotonnade légères et courtes. Il lui semblait parfois que ces très jeunes femmes s'arrêtaient pour se trémousser avec grâce et reprenaient aussitôt leur marche éparpillée. Voilà des villageoises, pensa Mor Kinda, qui vont paisiblement au-devant d'une noce. Elles chantonnent sans doute.

Dans le champ de la lunette se dressa aussitôt comme un cauchemar la stature gigantesque d'un homme en uniforme, la main droite levant un fouet, la gauche pointant un index sur la maison de notable au toit de tôle ondulée, et enjoignant sans doute aux femmes de s'en approcher et d'y pénétrer. Regroupées soudain comme une volée alarmée, les femmes se figeaient dans une attitude probable de résistance : Jo Le Jongleur, transporté d'admiration, s'en persuada quand il vit certaines d'entre elles gesticuler tout à coup dans son objectif, fantômatiques, et se remettre en marche avec des visages fermés en tentant de déborder le colosse par les flancs. Alors l'orang-outan se déchaîna : il bousculait les malheureuses qu'il envoyait se meurtrir en roulant sur le gravier de la chaussée, cul par-dessus tête; il brandissait le fouet, sans doute un nerf de bœuf, cinglant à gauche, cinglant à droite. Sous la douleur cuisante, des femmes se tordaient pathétiquement, d'autres portaient vivement la main à l'endroit où elles avaient été frappées et s'y frottaient avec frénésie.

– Salaud! salaud! salaud! grognait le sapak en serrant les poings.

– Et encore, tu ne vois pas tout, lui fit Jo Le Jongleur [PAGE 141] en brandissant les jumelles. Qu'est-ce que tu dirais si tu avais ça entre les mains! Voilà un monsieur qui a besoin d'une petite leçon, tu ne crois pas, mon petit père ?

– Une leçon! approuva le sapak, mais quelle leçon ?

– Il y en a toujours une, déclara Mor-Kinda. Hein, grand-père ?

Trop ému, Mor-Zamba ne s'entendit même pas interpeller. Surgis de la maison de notable, trois autres hommes en uniforme venaient à grandes enjambées à la rescousse du colosse; plus petits, ils portaient un mousqueton en bandoulière et brandissaient aussi chacun un long fouet. Ils cernèrent les paysannes, les contraignirent à abandonner la chaussée et les conduisirent dans la maison au toit de tôle, en les poussant devant eux comme un troupeau de moutons.

Tout le reste du village demeurait étrangement silencieux et désert, comme si ses habitants ordinaires s'étaient enfuis. En auscultant plus attentivement l'énigmatique désolation de ce décor, les trois rubénistes finirent par percevoir une timide rumeur vers laquelle ils se dirigèrent aussitôt au jugé; ils parvinrent ainsi à l'entrée d'une maison proche, occupée par de nombreux jeunes gens. Amassés sur le seuil mais de façon à n'être pas aperçus de l'extérieur, ils observaient la scène de violence à rebondissements, comme un spectacle à peu près familier. Suivant sa tradition personnelle, Jo Le Jongleur s'offrit tout de suite à régaler tout le monde si l'on consentait à mettre à couvert la Raleigh et son chargement, condition à quoi on acquiesça aussitôt unanimement. Tandis que les voyageurs étaient invités à prendre place au milieu de leurs hôtes, la machine était prestement escamotée dans une pièce basse contiguë sur laquelle la porte fut promptement refermée.

– Maintenant, ordonna Jo Le Jongleur en se calant avec assurance, faites venir la boisson, sans vous soucier du prix, ce sera mon affaire. Mais dites-moi, ces hommes en uniforme sur la place du carrefour, sont-ce des Saringalas ?

– Même pas, lui répondit-on d'une voix désabusée. Ils parlent notre langue, avec un peu d'accent peut-être. Ces gens-là viennent plutôt du pays d'Oyolo.

Mor-Zamba s'était saisi des jumelles, source d'effarement pour les jeunes villageois, et observait à son tour les principaux acteurs de la scène du carrefour.

– A mon avis, dit-il soudain tout en mettant la lunette au point, ce ne sont pas de vrais soldats. J'ai connu de près ce [PAGE 142] genre de lascars, des supplétifs qui servaient de gardiens de parcs ou de plantons dans les villes avant l'indépendance. Ils ne recevaient aucun entraînement militaire et n'allaient pas au feu, quelle que fût la circonstance. On les exhibait parfois ici ou là pour faire peur aux populations et leurs armes ne pouvaient tirer qu'à blanc. Je parie que ceux-là n'ont même pas un semblant de munitions.

– Ils arborent parfois des ceinturons apparemment bien garnis de balles, expliquèrent les villageois.

– Des cartouchières! fit sentencieusement le jeune sapak Evariste en français.

– Cela ne veut encore rien dire, persista Mor-Zamba.

– Pas d'accord! déclara Jo Le Jongleur; il faut imaginer le pire. Le Bituré et Sandrinelli sont peut-être tellement à court de soldats, qu'ils ont fait donner une instruction militaire même sommaire aux plantons des gouvernorats de province, avant de les faire parader dans les villages les plus reculés pour intimider les populations.

Les jeunes villageois confirmèrent d'une certaine façon l'hypothèse de Jo Le Jongleur : l'homme qui organisait ces exactions, le colosse à qui le sapak Evariste, l'apercevant plus tard au début de la soirée, allait découvrir de la ressemblance avec Gengis Khan, se donnait pour un sergent et commandait une patrouille de trois individus qui sillonnaient la route depuis quelques mois. Ils disaient avoir été détachés d'une garnison qui, sous les ordres d'un officier noir promu à l'occasion de l'indépendance, s'était installée à une cinquantaine de kilomètres plus au nord. Ce qui est certain c'est que le sergent et ses acolytes ne semblaient pas avoir d'autre mission que de tourmenter les paysans. Aucun excès ne leur paraissait trop barbare.

Le chef de la patrouille, vrai butor, était un monstre toujours entre deux vins et insatiable de luxure. Il ne connaissait qu'une unique méthode de séduction : quand il avait jeté son dévolu sur une passante, seule ou accompagnée de ses enfants et même de son mari, il l'enfermait dans une maison de notable réquisitionnée à cet effet et, en attendant la nuit, il se goinfrait de nourriture autant que de boisson, trop superstitieux pour ne pas retarder le grand régal jusqu'à la tombée de la nuit.

– La garnison donne-t-elle souvent d'autres signes de vie ? s'inquiéta Jo Le Jongleur.

– Non, lui répondit-on; mais impossible de mettre son [PAGE 143] existence en doute. On y atteint facilement en pirogue, et des habitants de notre village qui l'ont aperçue en passant sur le fleuve, peuvent témoigner qu'elle existe bel et bien.

– Ce n'est pas vraiment ce que je voulais dire, rectifia Jo Le Jongleur, mais plutôt ceci : est-ce qu'elle envoie souvent d'autres soldats relever ceux-ci ou simplement les inspecter ?

– Jamais, répondirent les villageois; elle ne doit pas disposer de véhicules ni peut-être d'aucune réserve. On dirait que chaque patrouille prend son territoire en charge pour une période indéfinie. On dit que les garnisons s'échelonnent ainsi le long de la route jusqu'à Oyolo, et même au-delà, en direction du nord.

Côté sud, la route, qui n'était autre que la coloniale 13, piquait tout droit vers le pays du cacao qu'elle traversait de part en part; mais, auparavant, à quelques dizaines de kilomètres, elle passait au large d'une mission catholique où l'on venait d'achever la construction d'une église en briques, œuvre splendide, selon les villageois, sans doute même la plus belle de la République. Ils insistaient sur ce point, bien qu'ils ne connussent de la République que leur sauvage canton.

La plus belle église de la République était pour le moment ressentie comme un malheur par les jeunes villageois, paradoxalement. Le Supérieur de la mission qui s'enorgueillissait de ce chef-d'œuvre d'architecture, un certain Etienne Pichon, avait décidé de procéder à sa consécration solennelle dimanche, dans trois jours et, pour cette cérémonie sans précédent, avait battu le rappel de ses ouailles dispersées sur un vaste territoire s'étendant à des dizaines de kilomètres à la ronde. Leur présence était une obligation, sous peine de péché mortel. Mais les femmes et les jeunes filles étaient bien les seuls fidèles du père Etienne Pichon assidus aux cérémonies même solennelles, exception faite des enfants qui fréquentaient en masse l'école de la mission, elles s'étaient lancées sur les routes et les chemins, vrais animaux processionnaires. Ces essaims de femelles livrées aux aléas du voyage sans aucune protection, quelle proie rêvée, quelle fête pour le sergent et ses hommes!

Ces diverses explications étaient le fait, non d'un seul des jeunes villageois, mais peut-être de tous, l'un complétant, l'autre commentant, un autre illustrant. Certains interlocuteurs s'étaient efforcés de donner un apparent détachement à leurs interventions, comme pour se justifier d'avance de [PAGE 144] leur apathie; leurs rires égrillards devaient attirer l'attention de l'étranger sur le caractère somme toute mineur de l'affaire, car n'est-il pas vrai que personne ne s'aviserait de déclarer la guerre pour une femme culbutée ? Jo Le Jongleur ne connaissait que trop cette catégorie de gens fort répandue à Kola-Kola et avec laquelle il n'avait été que trop souvent aux prises. A peine était-il surpris que dans ces contrées si éloignées de la capitale et de la pression impérieuse des toubabs, où les mœurs et l'humeur guerrières des ancêtres auraient pu être mieux sauvegardées, tant d'hommes si jeunes et si bien portants fussent aussi peu exigeants sur leur dignité. Un petit nombre seulement n'avaient pas dissimulé une colère au demeurant mal contenue. Jo Le Jongleur décerna aussitôt une sympathie ostensible à cette élite et s'appliqua à exciter le sentiment de vengeance qu'il voyait couver en ces jeunes gens, surtout lorsqu'on eut apporté et servi un ratafia local et que chacun, à l'exception du sapak, en eut bu une rasade.

– A Fort-Nègre d'où nous venons, déclarait insidieusement Jo Le Jongleur, les Saringalas ne respectent même pas les épouses et les mères. Moi qui vous parle, les gars, j'ai été témoin un jour d'une scène terrible. Sur un pont qui commande l'entrée ouest de la ville, je vois un garçon immense, mousqueton en bandoulière, revolver à gauche, revolver à droite, brodequins cloutés, ceinturon, et tout et tout. Adossé au parapet de béton, il guette les nombreuses paysannes qui, en hâte à cette heure très matinale, se dirigent vers le marché couvert. Voilà tout à coup ce salaud qui fait signe de la main à un groupe de fillettes de s'approcher et leur demande devinez quoi. Eh bien, de lever leur petite robe. Et lui d'inspecter soigneusement, en se penchant et même en touchant avec ses énormes pattes de gorille. Vous me croirez si vous voulez, mais il a bel et bien retenu toutes celles qui portaient le plus petit duvet. Voilà les Saringalas à Fort-Nègre. Mais, ceux-là, vous me dites qu'ils parlent notre langue, ce sont des enfants du pays. Alors, ils doivent bien respecter au moins les épouses et les mères, tout de même!

– On voit bien que tu ne connais pas notre terrible sergent, répondit aussitôt un grand garçon au regard passionné, sur lequel comptait déjà Jo Le Jongleur, l'ayant remarqué dès le début. Parce que c'est surtout du sergent qu'il faut parler; c'est lui qui donne le ton à ses hommes, bien loin de les modérer. C'est une bête sauvage qui ne supporte [PAGE 145] aucun obstacle, aucune restriction à l'assouvissement de ses instincts. Avec lui, il n'y a ni enfants, ni épouses, ni mères. Au besoin, il trousserait des aïeules.

– Avoue que c'est bien fait aussi pour ces idiotes, interrompit un autre garçon au tempérament visiblement flegmatique, mais à l'esprit sans doute très résolu; oui, bien fait! Elles n'avaient qu'à demeurer dans leurs maisons, au milieu des leurs. Suffira-t-il donc toujours que le premier énergumène venu agite l'épouvantail du péché mortel pour précipiter nos femmes loin de leurs hommes, loin de leurs enfants ?

– C'est grave, le péché mortel ? demanda Mor-Zamba qui n'avait reçu aucune initiation aux mystères insondables du christianisme.

– C'est certainement très grave pour le Père Etienne Pichon, lui répondit Jo Le Jongleur en se retenant de s'esclaffer, et excellent pour le sergent qui vient d'engranger une abondante récolte, une récolte miraculeuse même, et qui doit attendre impatiemment la nuit maintenant pour savourer son plat préféré. A sa place, les gars, comment assaisonneriez-vous l'approche de ces moments de délices ?

Le regard de Jo Le Jongleur flamboyait comme celui d'un homme qui est en proie à une illumination soudaine. Les jeunes villageois lui répondirent qu'ils connaissaient si bien le sergent qu'ils pouvaient prédire à coup sûr que du poulet au riz arrosé de beaucoup de sauce pimentée et de quelques bouteilles de Kiravi serait pour les hommes en uniforme une première extase en attendant le paradis de la volupté.

– Voulez-vous une fois enfin venger l'honneur de vos femmes et vous faire respecter vous-mêmes, comme des hommes ? demanda tout de go Jo Le Jongleur aux jeunes villageois interloqués.

– Que pouvons-nous contre eux ? lui répondit-on en chœur. Ces gens-là ont des fusils, eux. Est-ce que nous allons nous jeter coupe-coupe levé contre une troupe armée de fusils ? C'est le fusil qui commande, tu le sais bien.

– Le fusil ne commande pas toujours, fit Jo Le Jongleur songeur et comme pour lui-même, sans intention de dialoguer avec personne, ce qui accrut la curiosité de ses hôtes.

– Comment peux-tu dire cela ? lui demandèrent ces derniers.

– Il y avait une fois, commença Jo Le Jongleur, deux jeunes gens, deux frères qui avaient décidé de se jeter dans le [PAGE 146] vaste monde. Ils allèrent tour à tour et séparément consulter leur père et leur mère, ayant l'intention d'emporter le viatique de la sagesse parentale, legs inestimable des ancêtres. Ils leur soumirent les diverses situations devant lesquelles la vie allait peut-être les mettre. Entre autres questions, ils leur posèrent donc celle-ci tour à tour et séparément : « Je suis dans un bois où je me crois seul. Tout à coup apparaît devant moi comme une splendeur la plus jolie jeune fille du monde. Vais-je lui dévoiler mon désir sans détour ? ou bien devrai-je essayer de la séduire ? ». Voici la réponse que la mère fit à chacun successivement : « Mon fils, si tu veux accéder à la domination des autres, et particulièrement à la possession des femmes, sois beau, sois grand, sois fort, sois fier, et attends. Quant à la jeune splendeur que tu évoques, mon fils, montre-lui ton désir sans détour, et attends dédaigneusement qu'elle se jette à tes pieds en gémissant. Sinon, quel cuisant remords la poursuivra toute sa vie durant ». Voilà ce que dit la mère. Le père, lui, leur tint ce discours successivement : « Mon fils, il n'y a point de femme que tu n'obtiennes par la ruse. Piège-la, mais ne la dompte pas. Au lieu d'étaler ton désir, fais-le oublier au contraire. La virilité et la force, c'est tout un : déploie-les, elles effraient ou elles humilient le partenaire. Quant à la jeune splendeur que tu as évoquée, amène-là à ton désir par des voies détournées; qu'elle y vienne sans s'en douter; au lieu de l'effaroucher, la surprise la ravira déjà conquise » Voilà ce que conseilla le père.

« Eh bien, les gars, que croyez-vous qu'il advint des deux frères dans la vraie vie, la vie réelle, la vie des labeurs et des souffrances, et non plus seulement la vie des mots et des fables ? L'aîné des deux jeunes gens, pour s'être conformé aux maximes paternelles, obtint les faveurs universelles des femmes. Au cadet, qui s'était fié à sa mère, aucune femme jamais ne se donna.

« Si la victoire sur l'ennemi était pareille à la splendeur d'une jeune femme convoitée par tous, n'est-il pas manifeste, les gars, que le fusil symboliserait la virilité et la ruse, la séduction ? Rappelez-vous : il faut amener la belle femme à notre virilité sans qu'elle s'en doute, par des chemins détournés ».

Mor-Zamba avait beau savoir d'expérience que l'alcool produisait presque toujours cet effet-là sur son compagnon, il fut aussi abasourdi par ces fariboles que leurs hôtes, les [PAGE 147] jeunes villageois; la fascination exercée sur lui par Mor Kinda ne le réduisait pas moins que les autres à une docilité passive, au moins momentanément. Une heure à peine après l'entrée des rubénistes dans le village, l'arsouille s'était impatronisé comme Général en chef et distribuait à une troupe enthousiaste et truculente de jeunes paysans des ordres qu'ils exécutaient avec un sens de la discipline plutôt rare même parmi des soldats chevronnés.

La route coloniale 13 offrait au voyageur deux particularités connues des administrateurs et de bien d'autres responsables d'un niveau élevé, au point d'être devenues en quelque sorte proverbiales. Contrairement aux autres axes routiers le long desquels les commerçants blancs, détenteurs jaloux du monopole de ces activités tant que dura la colonisation, avaient préféré s'agglutiner en bourgades perdues comme des oasis dans l'immensité d'un véritable désert d'échanges monétaires, ici, au contraire, des bazars bien garnis et de petites boutiques gérées par toute sorte de gens et même des Africains s'égrenaient comme un long chapelet, apportant à la contrée un masque trompeur de prospérité et même de progrès. On se fournissait là assez rapidement et assez facilement en denrées extrêmement rares et très coûteuses ailleurs.

D'autre part, les riverains de cette importante voie avaient la réputation injurieuse de s'être laissé subjuguer et même abâtardir par quelques décennies d'évangélisation missionnaire, au point d'être désormais dépourvus de toutes les vertus ancestrales de courage et de vaillance. Leur inaptitude à une révolte élémentaire était le lieu commun des conversations et si certains s'en félicitaient et s'en réjouissaient, d'autres le déploraient amèrement. La soumission obséquieuse de ces populations avait attiré de nombreux trafiquants européens, séduits par l'espoir de profits rapides extorqués dans la sécurité et l'impunité, qui s'efforçaient maintenant de se tenir avec ostentation à l'écart de l'effervescence politique des Indigènes, sans doute pour ne pas attirer les représailles du P.P.P., s'il venait un jour à créer des cellules dans la contrée. Pour le moment, le parti était loin de compte.

Jo Le Jongleur lança deux commandos sur la route, l'un vers le nord, l'autre en direction du sud, chargés chacun d'une mission précise et circonstanciée de ravitaillement. Il fut le premier surpris de la vélocité des villageois qui, [PAGE 148] après avoir parcouru à pied jusqu'à dix kilomètres, au moins dans un cas, pour atteindre un bazar, étaient de retour bien avant le déclin du jour. Ils rapportaient tous les ingrédients d'un festin dont les participants, invités et spectateurs, allaient se souvenir plus longtemps que ne l'imaginait d'abord l'organisateur lui-même. La préparation de ces comestibles fut confiée aux plus expertes matrones du village, que Mor Kinda prit soin de rétribuer sans délai au moment même où il les sollicitait, fouettant ainsi un zèle incertain. Vers sept heures, tandis que la nuit tombait-, ses nouveaux amis apportèrent l'assurance à Jo Le Jongleur qu'il pouvait donner le signal de la bataille, libre de toute inquiétude.

Une nombreuse délégation, à laquelle la tenue citadine pourtant bien éprouvée de Mor-Kinda lui-même et de Mor-Zamba conférait la solennité et la pompe nécessaires, se rendit auprès du sergent trônant avec des airs de férocité sans réplique au milieu de ses trois acolytes sur la véranda de la maison de notable. Prodiguant courbettes, salamalecs et toutes les autres manifestations d'hyperbolique servilité, Jo Le Jongleur prit la parole pour déclarer qu'il s'était bien hardiment autorisé, à l'aube de cette ère de liberté, à convier un grand soldat dont la réputation de vaillance était établie, un héros de l'indépendance, ainsi que ses hommes, à un modeste repas confectionné avec de bien faibles moyens mais un immense patriotisme.

C'était l'hommage d'admiration d'humbles fonctionnaires, arrivant de Fort-Nègre, en route pour leur pays natal dans l'intention d'y couler six mois paisibles d'un congé mérité par de longues années au service de la nation, à de courageux soldats protégeant avec plus de bienveillance paternelle que de rudesse militaire la tranquillité de leurs braves concitoyens. Car, si la patrie était une mère majestueuse, dont le cou élancé s'ornerait de plusieurs colliers, l'un de ceux-ci, composé de perles, ne symboliserait-il pas l'armée, tandis qu'un autre, certes moins éclatant, figurerait la fonction publique ? Le mauvais garçon de Kola-Kola, qui avait stimulé son inspiration selon sa manière, parla encore longtemps avec la même éloquence, bien que le destinataire de cette harangue de mirliton eût, dès le mot repas, substitué une expression de vif intérêt à la morgue cruelle peinte d'abord sur sa large face d'homme stupide.

Les vaillants soldats n'attendirent même pas que l'orateur se fût tu pour se lever et fraterniser avec les fonctionnaires [PAGE 149] de Fort-Nègre, y mettant l'ardeur démonstrative de naufragés demeurés trop longtemps éloignés de leurs familles, et ce fut l'occasion d'embrassades bien émouvantes à la vérité, dans une confusion qui n'empêcha pas Jo Le Jongleur de remarquer que le sergent pénétra un moment à l'intérieur de la maison, où il l'entendit donner des instructions d'une fermeté confinant à l'imprécation, à des individus qu'on distinguait mal, et dont Mor-Kinda entendit parler plus tard, au cours du festin, comme des nombreux larbins des quatre hommes en uniforme. Très aisément mis en confiance, le sergent et ses hommes, en vrais soldats, ne voulurent pourtant abandonner cette maison où ils tenaient enfermées de pauvres femmes, que le fusil en bandoulière, sanglés dans une martiale cartouchière manifestement garnie, traînant la sandale de plastique.

Les hommes en uniforme furent accueillis dans une maison assez spacieuse, non loin de celle où avait été remisée la Raleigh jalousement gardée par le sapak, et on peut bien dire que les reîtres n'y allèrent pas par quatre chemins et qu'à peine arrivés, ils s'attablèrent sans façon. En professionnel qui avait été stylé par les toubabs de Fort-Nègre, la capitale, Jo Le Jongleur fit merveille comme d'habitude : il s'empressait, se multipliait tant autour des hommes en uniforme qu'on eût dit qu'à lui seul il les enveloppait tous quatre. Sa faconde jetait un compliment à chacun, inventait à plaisir des anecdotes plus cocasses les unes que les autres, débitait à perdre haleine des tirades burlesques, distribuait une sagesse de quatre sous au travers de paraboles originales jusqu'à l'extravagance.

Un habitué du mess le plus distingué de Fort-Nègre n'eût guère trouvé à redire devant la table dressée pourtant avec les moyens de ce très pauvre village, par les soins de Jo Le Jongleur il est vrai. Celui-ci se garda bien de faire venir tout de suite les plats; il commença par servir des boissons très fortement alcoolisées, en guise d'apéritifs. Suivant ses instructions, Mor-Zamba ainsi que trois jeunes gens du village, seuls attablés avec les reîtres, faisaient mine d'absorber le contenu de leurs verres avec goinfrerie pour hâter la mise en appétit de leurs quatre hôtes, qui d'ailleurs n'avaient guère besoin de l'exemple des autres.

Avec l'arrivée des poulets dont les morceaux coupés menu surnageaient dans une abondante sauce cramoisie d'excellente apparence, la chaleur communicative rapprocha les [PAGE 150] convives au point qu'on vit Jo Le Jongleur échanger des bourrades avec le terrible sergent, gigantesque et moustachu, vrai Gengis Khan de carrefour, comme deux hommes liés de tout temps par l'intimité. Parfois l'un se penchait à l'oreille de l'autre, lui faisant une confidence sans doute salace, car on les voyait aussitôt tressauter en étouffant leurs rires.

Pour Mor-Kinda, le sergent ne buvait jamais suffisamment, ne vidait jamais son verre assez promptement : à peine Gengis Khan venait-il de lever le coude que l'arsouille le taquinait discrètement pour lui signaler qu'il était servi. Il n'en usait pas autrement avec les trois autres reîtres, secondé encore qu'assez mollement par Mor-Zamba pour qui, au fond, la fin ne justifiait pas les moyens.

C'est alors que survint une péripétie tellement caractéristique du personnage de Jo Le Jongleur, dans un enchaînement si naturel des gestes de chacun et des événements de la soirée, si déterminante pour la suite de leur aventure, si conforme aux calculs prêtés plus tard, rétrospectivement, à son compagnon, qu'aucune dénégation de ce héros diabolique n'a pu ôter de l'esprit de Mor-Zamba qu'elle avait été magistralement préméditée. En en jugeant par l'assurance extraordinaire, l'enthousiasme quasi délirant qu'il puisa soudain dans cette circonstance, on doit pourtant penser que loin de l'avoir préparée, Jo Le Jongleur l'accueillit lui-même comme le gage miraculeux d'on ne sait quelle connivence fortuitement révélée avec la Providence. Au demeurant Mor-Zamba reconnaît que c'est à partir de ce prodige que son compagnon cessa d'éprouver le moindre doute sur ses propres capacités et sur la réussite finale de leur entreprise. Selon lui, l'ancien mauvais garçon de Kola-Kola se comportera désormais comme si le premier caprice de son esprit, même troublé par les fumées de la boisson, participait de la connaissance mystique.

En pénétrant dans la maison du festin, les quatre reîtres s'étaient défaits de leur mousqueton sans autre forme de procès, ainsi que des cartouchières, et les avaient jetés pêle-mêle dans un coin. Ce manque de méthode et cette médiocre vénération pour le fusil laissaient soupçonner même aux yeux d'un profane, à condition qu'il soit pourvu d'une certaine sagacité, combien peu des individus si prompts à se débrailler devaient avoir l'âme réellement militaire. Or, il venait d'apparaître tout à coup à Jo Le Jongleur que l'atmosphère [PAGE 151] extrêmement chaleureuse de la soirée conjuguée avec l'ensorcellement des alcools, avait désarmé jusqu'à l'ultime réserve des bandits en uniforme, qui, peut-être, n'en avaient jamais eu; mais il doutait encore s'il pouvait étendre à l'infini, comme il le désirait, les limites de ce jeu sinistre. Depuis quelques instants, il s'était donné, comme il y excellait, le masque d'excitation extrême de l'homme parvenu au bord de l'extase éthylique et dont les crimes les plus abominables ne peuvent plus appeler que l'indulgence et même la complicité. Mor-Kinda, qui venait de verser une lourde rasade d'alcool à chacun des convives et qui s'était empressé d'engloutir la sienne, se précipita soudain vers le recoin transformé en arsenal par le laisser-aller de Gengis-Khan et de ses hommes. Sans se préoccuper de la surprise des soldats, en homme qui n'était qu'à court de bons tours, mais ne nourrissait aucune intention maligne, il avait saisi un mousqueton, avait mis l'arme à l'épaule, hurlait des commandements qu'il s'efforçait d'exécuter.

Un moment interloqués, puis amusés, et enfin égayés par cette pitrerie, les quatre bandits s'esclaffaient en chœur, ils se tinrent les côtes quand Jo Le Jongleur, l'arme à l'épaule, la poitrine bombée, la jambe raide, prétendit défiler dans l'espace octroyé par l'avaricieux encombrement de la salle. C'est à ce moment-là que Mor-Zamba crut venu le dénouement tragique qu'il redoutait : il vit Gengis Khan se dresser et s'extraire pesamment et bruyamment de la sorte d'alvéole où la goinfrerie avait jusque-là miraculeusement tenu replié son volumineux personnage; il se précipitait à son tour, croyant prévenir le drame, mais Gengis Khan avait déjà bondi auprès de Jo Le Jongleur, qu'il n'avait pas pris par la peau du cou, à la stupéfaction de Mor-Zamba, mais devant qui il se tenait à peu près droit et même raide, mains aux hanches et talons joints, glapissant dans une langue inconnue quelque chose qui devait être un flot d'observations sévères sur la tenue et les aptitudes militaires médiocres de la jeune recrue.

La farce improvisée déborda bientôt à l'extérieur de la maison où, malgré la nuit depuis longtemps tombée, Gengis Khan tint à administrer dans les règles une leçon de tir à sa jeune recrue. Ses acolytes, dressés à se plier avec promptitude à tous les caprices de leur chef, eurent bientôt confectionné une cible lumineuse avec une lampe à huile coifféed'un rustique abat-jour pareil à un dais, qu'ils allèrent placer [PAGE 152] à quelques centaines de mètres. Puis, ils s'emparèrent de flambeaux que brandissaient dans la nuit des badauds auxquels le tumulte insolite donnait enfin le courage de se montrer, et ils délimitèrent le champ de tir à grand renfort de gestes et d'ordres cassants qui écartaient impérieusement les imprudents.

Du perron où il se tenait debout, Mor-Zamba vit le sergent et Jo Le Jongleur étendus dans la poussière, épaule contre épaule. Ce fut l'instructeur qui ouvrit longuement le feu, accompagnant chaque coup d'un volubile commentaire de satisfaction ou de dépit selon les cas, tandis que la fusillade secouait le village, enflée par les bois proches sur lesquels son fracas cascadait comme sur des parois de métal. Quand il faisait mouche, ce qui arriva souvent malgré son état, la flamme élancée du fanal s'affolait ou, parfois, s'éteignait, et alors ses hommes allaient aussitôt remplacer la mèche.

Quand Gengis Khan eut tiré une demi-douzaine de balles, il tendit l'arme à sa jeune recrue, se leva en se frottant les cuisses et la poitrine, remit le genou à terre, se pencha sur Jo Le Jongleur toujours étendu sur le ventre, lui expliqua le fonctionnement de l'arme et la bonne méthode pour viser, appuya sa tête contre celle de son élève pour mettre en joue en même temps que lui. Derrière le manège des deux hommes, à distance respectueuse, on voyait une haie de flambeaux rougeoyants tenus très haut par des paysans qui tiraient le cou pour mieux contempler cette scène peut-être irréelle.

C'était, selon Mor-Zamba qui n'allait plus en démordre par la suite, une leçon de tir sur mousqueton trop providentielle pour être fortuite. Le fait est que, même si Jo Le Jongleur se montrait si maladroit que son tir ne frappa jamais la cible, trop ému peut-être, à moins que, de peur d'éveiller les soupçons, il n'eût décidé de faire l'âne comme il lui arrivait souvent, on pouvait compter sur lui pour ne pas oublier de sitôt ces inestimables rudiments.

Quand, au terme du fantasmagorique exercice de tir, extravagant gaspillage de munitions, songeait Mor-Kinda à part soi, Gengis Khan et son élève, harassés, voulurent regagner la salle de leurs agapes interrompues, ils durent se frayer la voie à travers une foule étonnamment dense pour les rubénistes qui n'oubliaient pas qu'ils avaient pénétré quelques heures plus tôt dans un village presque fantôme.

La présence de ces centaines de témoins répandus dans [PAGE 153] les ténèbres, la lenteur avec laquelle ils se dispersèrent, nelui laissant le champ libre enfin qu'à minuit passé, forcèrent Jo Le Jongleur à prolonger la beuverie des tirailleurs au-delà de l'heure d'abord prévue. Il en était agacé, surtout en observant combien ces animaux sauvages considéraient comme allant de soi qu'on leur témoignât une extrême déférence et même beaucoup d'affection.

Il décida tout à coup de brusquer les événements. Il harcela ses hôtes de sollicitations multiples et contradictoires, il les incitait dans le même temps à boire, à manger, à écouter ses tirades saugrenues, à conter leurs exploits guerriers, à faire étalage de leurs convictions politiques, évidemment favorables à Baba Toura (qu'ils appelaient avec une pointe de fierté Baba Soulé, c'est-à-dire Baba Le Bituré). Ainsi écartelés Gengis Khan et ses hommes furent bientôt aux abois.

Mor-Zamba, qui perdait rarement le mauvais garçon de vue, frémit en prenant conscience soudain que dans la confusion savamment orchestrée, Jo Le Jongleur n'avait pas cessé d'arroser d'une sauce qu'il n'avait servie à personne d'autre, les montagnes de riz qu'il accumulait sans répit dans les assiettes des tirailleurs. Je suis une cloche, se dit-il. Comme il arrivait souvent à Kola-Kola, Jo Le Jongleur l'avait soigneusement tenu à l'écart d'une conjuration dont le sens et l'économie lui sautaient brusquement aux yeux. Comme d'habitude, l'illumination le saisissait trop tardivement pour qu'il pût influer sur le cours des événements, et le redresser, préoccupé qu'il était toujours de prévenir la catastrophe dont les mille visages l'assiégeaient sans cesse. Avec une précipitation hagarde, il sortit en jouant des coudes, gagna la maison où l'enfant était censé monter la garde auprès de la Raleigh, le réveilla sans ménagement. Le tout chez lui était de s'ébranler, ensuite il montrait une agilité physique et intellectuelle qui démentait une complexion où semblait dominer une sorte de pesanteur.

– Voilà l'autre qui fait encore des siennes, expliqua-t-il à l'enfant qui se frottait les yeux à la lueur d'une lampe à huile, tandis que lui-même extrayait la Raleigh de la pièce basse, étroite et ténébreuse comme une cache, où elle avait été dissimulée. Un jour tout cela se terminera mal et il sera pris à son propre guêpier. Pour cette fois, nous allons nous mettre en route tout de suite, nous, sans attendre de le voir s'engloutir dans sa propre trappe, et peut-être d'y être entraînés. Foncièrement, cet homme-là est un perfide violent, [PAGE 154] une vraie vipère, de la graine d'assassin. Tiens-toi prêt en m'attendant, je suis de retour dans une seconde.

Il revint auprès de Jo Le Jongleur, dans le dessein de l'informer que l'enfant et lui-même avaient décidé de le devancer; quand il en aurait fini, il n'aurait plus qu'à les rejoindre sur la route de leur voyage. Mais il fut surpris par l'accélération du drame. Quand il rentra, il tomba en arrêt devant la scène sinistre qui s'offrait à lui : les quatre hommes en uniforme, les quatre bandits armés comme disait le sapak qui, à peine réveillé tout à l'heure, s'était enquis de leur sort, dodelinaient de la tête, en proie à une somnolence insurmontable; ils marmonnaient en chœur d'une langue si pâteuse qu'ils semblaient plutôt geindre, la lèvre pendante, la paupière tendue, les cils frémissants, sur une prunelle à peine entrouverte. Ils étaient environnés d'une meute figée dans diverses attitudes de férocité et d'avidité piaffante qui précèdent de peu la curée. Apparemment les dépouilles étaient déjà distribuées ainsi que les rôles; chacun des jeunes gens tenait les yeux attachés sur un seul des quatre bandits, guettant un signe pour se jeter sur lui et le soumettre à un traitement déjà convenu.

– Et n'oubliez pas, les gars, recommandait Jo Le Jongleur, commencez par libérer les femmes; et puis, pas un mot à aucun homme d'âge. Vous ne savez rien, vous n'avez rien vu, vous étiez tous absents. D'ailleurs, il ne s'est rien passé. C'est le moment, les gars, catch him!

La lampe à huile s'éteignit aussitôt, comme soufflée par les derniers mots du chef de la conjuration, tandis que, dans un bref tintamarre assourdi par des grognements rageurs, les bandits armés avaient été culbutés aussitôt sur le sol de terre battue et submergés d'une vague d'ennemis qui s'acharnaient sur eux en grouillant comme des fourmis sur un boa agonisant.

– Décampons! vint chuchoter Jo Le Jongleur à l'oreille de Mor-Zamba pétrifié de surprise horrifiée, que l'ancien mauvais garçon avait repéré malgré les ténèbres et la bousculade.

Les trois rubénistes se rassemblèrent quasi instantanément, retrouvant sans peine, en dépit de la nuit et de ses embûches, les gestes et les dispositions d'esprit familiers à leur état de voyageurs envoûtés. Néanmoins les circonstances avaient été à ce point contrastées qu'ils eurent encore pendant de longues minutes l'impression en marchant de patauger [PAGE 155] dans une nuit plus vaseuse qu'un marécage. Mor-Zamba et Evariste poussaient seuls la Raleigh et ne s'en souciaient pas encore.

Une lune timide parut; alors seulement Mor-Zamba et l'enfant remarquèrent que Jo Le Jongleur peinait et clopinait à l'écart sous un gros bagage bossué de protubérances. Le géant proposa à son compagnon de le soulager en lui prenant le colis; l'autre refusa sans courtoisie, déclarant qu'il n'était pas question qu'il confie le bagage à qui que ce soit en attendant qu'il soit mieux aménagé et mieux ficelé; à ce moment-là, au demeurant, le bagage trouverait peut-être place sur la Raleigh. Cependant, il semblait de plus en plus mal à l'aise, changeant fréquemment le paquet d'épaule. Comme le jour se levait, il fit valoir à ses amis qu'ils marchaient depuis assez longtemps pour qu'il soit très raisonnable, de s'arrêter dans le premier village à venir afin d'y passer la journée en dormant tranquillement. Ses compagnons se figurèrent que, accablé par le fardeau dont les protubérances devaient lui scier les épaules et par la fatigue si longtemps accumulée, Jo Le Jongleur criait grâce. Cela, qui lui ressemblait peu, devait bien arriver un jour.

– Ne vous faites pas de souci, mes enfants, et ne craignez rien, déclarait Jo Le Jongleur poursuivant à haute voix une méditation particulière. Mon petit doigt me dit qu'il faut compter cinq ou six jours, pet-être davantage avant que la garnison s'inquiète pour sa patrouille, sans doute une quinzaine de jours avant qu'elle soupçonne le drame. Et combien de temps avant qu'elle découvre la vérité ?

– L'éternité, si ça se trouve, opina le sapak.

– Tu l'as dit, mon fils l'approuva Jo Le Jongleur. Ne vous faites surtout pas de souci, j'ai d'excellentes recommandations.

Le premier village rencontré après le lever du soleil était un petit hameau, un trou perdu au fond de la forêt, où personne ne s'aviserait de venir s'enquérir des redoutables rubénistes inconnus qui avaient pu soulever un village de couards contre quatre lions de Baba Soulé et de Sandrinelli. Sans hésiter, Jo Le Jongleur mena ses amis jusqu'à la porte d'une maison de paysans, une nombreuse famille qui les accueillit avec des airs de complicité. Sans oublier de se recommander d'un personnage dont le nom revenait dans la conversation comme celui d'un ami commun, Jo Le Jongleur se mit presque aussitôt à bavarder avec eux sur un pied d'extrême [PAGE 156] familiarité. Il se conduisait avec une parfaite assurance et une autorité insolente, précisant à l'usage de la famille le traitement à accorder à chacun des trois voyageurs; il recommanda à la mère de mettre de l'eau à chauffer pour les pieds endoloris de son oncle – il désignait ainsi Mor-Zamba - à qui son âge avancé ne pardonnait plus les longs parcours à pied; il conseilla à l'homme de préparer une couche confortable pour l'enfant qui avait besoin de dormir longtemps pour compenser une privation excessive de sommeil ces derniers jours; quant à lui-même, il allait s'allonger sur un lit de bambous et, pourvu qu'on ne troublât point son repos, il se tiendrait le plus heureux des hommes. Aux jeunes de la maison, il demanda de veiller sur la Raleigh, ayant observé qu'elle les fascinait.

Ils passèrent toute la journée à dormir dans l'unique salle de cette maison basse, au milieu des éclats de voix des querelles familiales, des va-et-vient, des bruits et des fumées occasionnés par les activités ménagères. Ils furent réveillés à deux reprises pour partager le rustique repas confectionné par la mère; mais ils se recouchèrent chaque fois et se rendormirent.

Alors que la nuit était tombée depuis quelques heures, les trois koléens se réveillèrent et s'apprêtèrent à reprendre la route. Ils furent alors rejoints par quatre individus dont les silhouettes furtives se glissèrent successivement dans la maison comme des grenouilles sautant dans une mare. Manifestement, Jo Le Jongleur avait rendez-vous avec eux, bien qu'il n'en eût rien dit à ses compagnons. Les nouveaux venus avaient apporté des sacs de jute noircis par la patine, dans lesquels ils enveloppèrent le ballot de Jo Le Jongleur, avec des gestes lents et précautionneux, ayant soin de ne pas réveiller la famille qui dormait ça et là sur des lits de bambou.

Puis Jo Le Jongleur ordonna le départ et les voyageurs, au nombre de sept maintenant, quittèrent silencieusement la maison en tirant derrière eux l'étroite porte de bois blanc.

Les quatre nouveaux venus poussaient la Raleigh, la tâche leur étant facilitée par une incomparable connaissance du terrain. Jo Le Jongleur consentit enfin à se défaire de son précieux ballot, dont le nouvel emballage atténuait les protubérances, et le confia à la garde de Mor-Zamba.

L'ancien mauvais garçon attendit patiemment jusqu'à la première halte, alors que la forêt prodiguait les signes de [PAGE 157] réveil des animaux et de l'imminence de l'aube, pour s'adresser ainsi aux quatre jeunes paysans :

– Alors, les gars, avez-vous bien fait les choses ?

Les quatre paysans firent signe aux koléens de se serrer autour d'eux pour recevoir la confidence sollicitée. Les jeunes gens du village avaient immédiatement dépouillé les quatre soldats de tous leurs vêtements; à la vue de ces immenses corps totalement nus, à la fois terribles et livrés ainsi à leur pouvoir par un sommeil invincible, l'idée leur était venue de les transporter dans le sein de la forêt pour leur trancher la verge avec une machette. Deux hommes connus pour leur ardeur scrupuleuse à toute besogne et pour leur compétence avaient été chargés d'aiguiser plusieurs machettes pour faire bonne mesure, à l'aide de limes et avec l'art et l'efficacité désirables pour cet office à la vérité assez rare dans la contrée. Ils s'étaient attelés à cette besogne, mais ils ne semblaient pas pouvoir en venir à bout dans un délai raisonnable, et ils se rebiffaient quand on voulait les presser, arguant que puisqu'on attendait d'eux de la belle ouvrage, il ne convenait pas de les contraindre au bâclage; mais d'un autre côté, ils se montraient jaloux de leur élection et refusaient l'aide qu'on leur proposait de toutes parts. Et le temps passait. Quelqu'un avait alors tout à coup fait remarquer que ce supplice ne manquerait pas d'occasionner l'effusion d'un flot de sang, ainsi qu'il arrivait quand on castrait des cochons. L'imagination d'une telle éventualité remplit aussitôt d'écœurement tous les assistants, de telle sorte qu'il fallut renoncer à couper la verge des bandits armés.

Alors, ils avaient eu l'idée de les noyer en les jetant dans le fleuve qui coulait à quelques centaines de mètres derrière le village. Mais quelqu'un avait objecté, alors que les préparatifs s'avançaient, que les corps des noyés remontaient à la surface de l'eau, comme un bouchon de liège, après quelques jours ; dans ce cas précis, comment savoir si les cadavres des tirailleurs dériveraient suffisamment loin du village pour soustraire celui-ci à la suspicion et à la vindicte de la garnison ?

Finalement, on avait décidé d'attacher les quatre prisonniers sur un radeau, et de les laisser flotter sur le fleuve, le courant devant les emporter en aval, c'est-à-dire dans la direction de la garnison. Cette solution-là avait enfin emporté l'unanimité des suffrages. Toutefois, la réaliser avait représenté [PAGE 158] un tel labeur que, ayant tenu à escorter le radeau avec leurs barques, pour bien s'assurer qu'il s'éloignait de leurs parages, les villageois n'étaient pas même encore parvenus au large de la garnison quand l'aube les avait surpris. Ils avaient dû dissimuler leurs barques en les enfouissant dans les buissons qui couvrent les rives, espérant venir les reprendre plus tard, quand tout ce tumulte serait apaisé, et ils avaient regagné leur village en empruntant les sentiers de la forêt comme d'honnêtes chasseurs.

Les rubénistes n'en croyaient pas leurs oreilles en entendant ce récit.

De plus en plus muets d'abasourdissement à mesure que se dévoilait avec ingénuité tant de veulerie, ils avaient laissé parler les jeunes villageois comme s'ils avaient écouté les habitants d'une autre planète. Evariste, le sapak, se ressaisit le premier et demanda avec une sombre vivacité :

– Mais, Bon Dieu ! pourquoi ne pas les avoir tués ?

Les jeunes villageois se taisaient, peut-être mortifiés de n'avoir pas songé à une solution aussi simple : la nuit était encore trop noire pour déchiffrer l'expression de leurs visages. Jo Le Jongleur intervint alors à son tour :

– Vrai, on dirait que vous n'avez omis aucun prétexte pour éviter d'infliger à ces bandits le seul châtiment mérité par eux. Comment 1 voilà des animaux féroces qui ont passé des mois à humilier vos mères, vos sœurs, vos épouses, en les brutalisant, en les prenant presque sous vos yeux. Quant à vous-mêmes, c'est tout juste s'ils ne vous avaient pas réduits en esclavage. Ils réquisitionnaient vos maigres biens, ils vous battaient, ils vous auraient massacré à la moindre résistance : c'était la terreur. On vous livre ces porcs; au lieu de les égorger comme ils le méritent mille fois, que faites-vous ? Vous vous empêtrez dans les plus ridicules scrupules. Vous seriez de petits vieillards réchappés des anciens temps, vous ne radoteriez pas autrement. Par exemple, après leur avoir tranché la verge, qu'est-ce qui vous aurait obligés de rester là à regarder jaillir les flots de sang ?

– Et que fais-tu de leurs beuglements ? protesta un des villageois. Parce que, dis, un porc qu'on égorge, j'aime autant te dire tout de suite que cela s'entend. Je ne sais si tu as déjà essayé.

– Eh, il n'y avait qu'à leur mettre un bâillon, fit sentencieusement Evariste, avec la condescendance de l'homme de grande expérience. [PAGE 159]

– Ben voyons, reprit J. Le Jongleur, sans aucune colère dans la voix, c'est pour ainsi dire l'enfance de l'art. Ensuite, vous renoncez à précipiter ces coquins au fond du fleuve, sous prétexte qu'en remontant bientôt à la surface, les corps auraient désigné le village à la vengeance de leurs petits amis; vous ne pouviez pas les coudre dans des sacs de jute et les lester de pierres ou plus simplement du gravier qui couvre la chaussée de la coloniale 13 ? Ainsi vous étiez assurés que les poissons auraient tout le temps de les dévorer. Vous n'allez tout de même pas nous faire croire que cette astuce-là était au-dessus de votre imagination ? Oui, mais ils vont quand même clamser, vos bonshommes. Vous voulez savoir pourquoi ? Je ne vous avais pas dit la dose de somnifère que je leur ai fourrée. A vrai dire, je l'ignore moi-même. Ecoutez, les gars, autant que je puisse me rappeler, il y avait bien dix ou vingt fois la dose qu'il fallait à Sandrinelli, petit homme mais pas une mauviette, pour dormir d'une heure du matin environ à onze heures ou midi. Parce que, contrairement à la bonne femme, le mari n'avalait cette saloperie-là que dans la nuit du samedi au dimanche, vu que les autres jours il fallait qu'il soit debout avant 7 heures.

– Il était donc sujet aux insomnies ? demanda le sapak.

– Et comment ! répondit Jo Le Jongleur; c'est qu'il ne dormait pour ainsi dire plus, ce salaud-là. Forcément, il ne devait pas avoir la conscience tout à fait tranquille, avec tous ces gens qu'il avait fait assassiner, sans compter les pauvres types qu'il avait salis en les mêlant à ses ignobles combines, moi par exemple. Alors, vos coquins à vous autres, s'ils restent deux ou trois jours de suite, comme il est probable, liés à leur radeau, endormis, exposés au soleil et à tout le reste et nus de surcroît, faites-moi confiance, quand on les retirera, de là, ils ne seront pas beaux à voir.

Le jour était venu et les rubénistes prenaient leurs dispositions pour se remettre en route. Les jeunes villageois, eux, avaient changé d'attitude : leurs voix étaient mal assurées, leurs regards fuyants; ils semblaient très profondément bouleversés. Ils disaient maintenant qu'ils désiraient quitter incessamment leurs nouveaux amis et regagner leur village pour être en mesure de prévenir le malheur qui venait de leur être prédit.

– Malédiction, malédiction, scandaient tristement les quatre villageois en se griffant fébrilement les avant-bras, au bord des larmes, [PAGE 160]

– Quelle malédiction ? ricana Jo Le Jongleur.

– Le sang versé appelle la malédiction sur l'assassin, apprends-le, lui répondirent en chœur les quatre jeunes paysans. Le sang versé crie vengeance dans la nuit jusqu'au châtiment du meurtrier. Tu crois entendre dans les ténèbres les hululements du hibou; en réalité, c'est le sang versé qui appelle la vengeance et se lamente.

– Pas possible ! commenta le sapak sur un ton franchement insultant. Dites donc, vous autres, vous n'avez pas dû inventer ça tout seul. Qui a bien pu vous raconter de telles sornettes ? Est-ce que ça ne serait pas le nommé Père Etienne Pichon, par hasard, votre missionnaire, l'homme à l'église magnifique ? Un vieux bonhomme, sans doute, un malin qui doit savoir comment s'y prendre avec les péquenots pour les remplir de frayeur et les mener ensuite par le bout du nez.

– Hier pourtant, surenchérit Jo Le Jongleur, vous paraissiez vous gausser avec indignation de ses fariboles sur le péché mortel.

– Oh, mais c'est que ce n'est pas pareil, glapirent en chœur les paysans, mais alors pas du tout pareil. Le péché mortel, c'est vrai que personne ne l'a jamais vu ni entendu, mais l'appel du sang versé, le hibou et ses hululements la nuit, ce n'est pas une fable, ça; c'est une chose certaine, il suffit d'avoir de bonnes oreilles.

– Menteurs ! fit méchamment le sapak en se tirant cruellement les deux oreilles et en tournant la tête dans tous les sens. Tiens, on m'a toujours dit que j'avais de bonnes oreilles, et pourtant, dites, je n'entends rien.

Finalement, pour persuader les quatre paysans d'honorer (les engagements qu'il avait tenus secrets jusque-là sans doute afin de dérouter les deux autres koléens et conserver le privilège de l'initiative, Jo Le Jongleur fut contraint de recourir a des menaces, regrettables selon son propre aveu, scandaleuses au gré de Mor-Zamba qui, pour s'être volontairement confiné dans un silence de glace, n'en pensait pas moins.

– Vous ne nous quitterez pas avant l'étape convenue l'autre nuit, trancha l'ancien domestique de confiance de Sandrinelli. Vous êtes liés par l'avance d'argent que vous avez acceptée. Est-ce que je vous ai forcés d'empocher mon argent, moi ? De mon côté, je vous verserai alors le restant de votre salaire. Eh bien, en route et tout de suite. Sinon, je [PAGE 161] n'ai pas besoin de vous rappeler combien je dispose de fusils : vous les avez vous-mêmes emballés deux fois. Et je sais m'en servir en plus. Vous allez désormais m'obéir comme vous obéissiez aux bandits armés qui violaient vos femmes sous vos yeux, délicieux spectacle. A cette différence près que, mois, je vous paie vos services et je ne viole pas vos femmes. Et n'allez pas essayer de nous faire croire que vous avez perdu au change.

Mor-Zamba manœuvra pour une fois très habilement dès la deuxième halte après le lever du jour pour entraîner discrètement Jo Le Jongleur à l'écart des autres voyageurs et lui confier dans le creux de l'oreille que la différence n'était pas si grande qu'il se figurait pour ces pauvres bougres. Il lui exposa amèrement qu'en compromettant à jamais la tranquillité d'esprit de ces malheureux, il leur avait ôté leur bien le plus précieux.

– Ne te tracasse donc pas, grand-père, lui répliqua le mauvais garçon. Les quatre bandits en uniforme de Baba Soulé vont sans doute clamser comme je disais, alors que Dieu ait leur âme (ici il souleva solennellement son grand chapeau de paille). Mais supposé qu'on les récupère vivants, alors de deux choses l'une : ou bien ils sont sauvés par des paysans du coin, et, crois-moi, ces lascars ne retourneront pas à leur garnison, parce qu'un militaire qui se laisse dépouiller de son fusil par le premier passant venu, c'est ça qui conduit tout droit au poteau d'exécution. Donc la garnison ne saura rien, ces gars-là auront disparu un point c'est tout, ni vu ni connu. Ces choses-là arrivent dans toutes les armées du monde; il n'y a aucune raison que nos armées à nous fassent exception. Personne ne sera donc inquiété. Ou bien ils sont repêchés par les leurs, alors, c'est vrai, je prévois le pire pour tout le village, femmes, enfants, vieillards compris. Mais que veux-tu, dans une guerre, il faut bien qu'il y ait des morts, ça s'est toujours passé comme cela, comme disait Sandrinelli, et là il avait raison, lui qui mentait si souvent. Le Bituré fait la guerre aux black, ses frères, pour le compte des toubabs, ses maîtres; il y a déjà eu des morts par milliers, il y en aura d'autres. Il faudra te faire à cette idée à la fin, grand-père. Il faut savoir, tout de même ! tu as donc peur du sang, comme les paysans ? Toi aussi tu entends la voix du hibou la nuit et les appels du sang versé réclamant la vengeance ? Mais, bon Dieu, qu'est-ce que vous avez donc tous à délirer comme ça ? Notre peuple n'a-t-il vraiment aucune disposition militaire ? [PAGE 162] Alors, on n'est pas du tout des guerriers, nous autres ? Serait-ce vrai qu'on est juste fait pour obéir, comme disait cette fripouille de Sandrinelli ? Toi, Le Péquenot, tu devrais bien pouvoir répondre à cette question-là, après tout ce que tu as subi. Oui ou non, sommes-nous juste faits pour obéir, nous autres ? Eh bien, moi, ça ne me plaît pas beaucoup d'être toujours dans le camp des vaincus. Restes-y, toi, si c'est ton idée.

Le débat tourna court, Mor-Zamba s'étant encore une fois replié dans le silence. Ce jour-là ainsi que les suivants, les quatre paysans témoignèrent une mauvaise volonté ostentatoire, dans l'intention de faire voir qu'ils ne s'étaient soumis que pliés par la violence, et avec l'espoir de donner ainsi mauvaise conscience à leurs bourreaux. Il fallait constamment que l'on soit derrière eux pour leur faire presser le pas, c'en était assez pour alourdir l'atmosphère d'une troupe cependant bien peu nombreuse. Quand Jo Le Jongleur ne surveillait pas lui-même ses otages, il affectait à cet office le sapak qui était loin d'y répugner. Pendant trois jours et trois nuits, ils se livrèrent à une marche rapide, dormant peu, mangeant à la hâte, ne s'arrêtant que pour accorder le répit indispensable d'un somme aux deux plus jeunes voyageurs de la troupe, le sapak Evariste et un des quatre paysans. Cette allure qui évoquait une fuite éperdue était surtout destinée à soulager l'extrême anxiété de Mor-Zamba, peu influencé par l'humeur triomphante de Jo Le Jongleur.

– Marchons, marchons ! déclarait Jo Le Jongleur, à chaque arrêt, au moment de repartir. Je courrais, je volerais volontiers, mais pour le plaisir; car, qui viendrait nous dépister ici, réfléchis un peu ?

Mor-Zamba objectait que le grand nombre de gens lancés à leurs trousses multipliait les chances de leurs ennemis.

A la fin de la troisième journée, comme le géant venait encore de formuler cet argument, le mauvais garçon lui déclara énigmatiquement.

– Si tu souhaites que nous allions encore plus vite, grand-père, tu n'as qu'à parler et ton désir sera aussitôt exaucé. Alors, oui ? tu veux que nous allions plus vite; eh bien, nous irons plus vite.

Cette nuit-là, ils ne se levèrent que peu avant l'aube et, à l'instigation de Jo Le Jongleur, abandonnèrent sans délai le village qui venait de les héberger, pour faire halte presque aussitôt sortis du hameau. Mor-Zamba que l'incohérence des [PAGE 163] initiatives du mauvais garçon agaçait prodigieusement, n'eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Avant que le géant eût déposé son fardeau, Jo Le Jongleur déjà finissait de verser leur dû aux quatre paysans qui, sans plus attendre et tout en balbutiant de vagues remerciements, prirent le large précipitamment, sans cérémonial. Dès qu'ils eurent disparu de la vue des voyageurs koléens, Jo Le Jongleur s'éclipsa derrière un buisson et ne tarda pas à reparaître, déguisé en une sorte de personnage militaire, ayant revêtu divers accessoires volés au groupe scolaire du 18 juin ou pris sur les quatre bandits en uniforme. En chaussures de brousse, short kaki, chemisette à épaulettes et poches pectorales, chéchia de tirailleur à pompon, il pétrifia de surprise Mor-Zamba en même temps qu'il jetait le sapak dans une crise irrépressible de fou rire.

Le géant se ressaisit pourtant tout à coup pour exprimer une opposition extrêmement ferme lorsque Jo Le Jongleur, qui venait d'encombrer sa stature assez brève d'un mousqueton, prétendit parfaire son travesti agressif avec une cartouchière garnie. Le géant en vint à menacer ses amis de les abandonner là, sur-le-champ, à moins que le mauvais garçon ne renonce à sa fantaisie.

– Mais enfin, grand-père, suppliait Jo Le Jongleur, que crains-tu qu'il nous arrive ? Tu n'as donc pas encore compris que dans cette contrée le droit du plus fort est encore plus implacable et plus redouté qu'à Fort-Nègre ? Et le plus fort, qui est-ce, devine ? Le porteur de fusil, ben voyons. Qui devrait le savoir mieux que le frère d'Ouragan-Viet ?

– Je veux bien que tu portes un fusil, puisque cela t'amuse, répondait Mor-Zamba, mais certainement pas des cartouches à portée de ta main. Pas question de jouer avec le feu. Pas question...

Les supplications, les explications, les larmes mêmes du mauvais garçon n'ébranlèrent pas la position de Mor-Zamba, et le soldat improvisé dut s'incliner. Mais ce fut pour lancer aussitôt une nouvelle offensive, sur un terrain cette fois imprévisible. Parmi le bric-à-brac sur lequel il avait fait main basse au groupe scolaire du 18 juin, il avait découvert du papier à en-tête de la République Française et du Haut-Commissariat; avec une feuille de ce papier, il confectionna ce qu'il appelait un ordre de réquisition sur lequel il apposa le sceau du Groupe Scolaire du 18 juin, dont usait Sandrinelli dans la correspondance officielle. Le document ainsi obtenu [PAGE 164] avait bien meilleure allure que le déguisement guerrier de Jo Le Jongleur et on peut même dire que, à première vue, son authenticité était irrécusable, ce que fit d'ailleurs observer Jo Le Jongleur par ce commentaire bien conforme à une mentalité où le cynisme avait commencé ses ravages très tôt, Georges Mor-Kinda étant adolescent :

– Cette fripouille de Sandrinelli n'en faisait pas plus, et ça marchait toujours. Il n'y a pas de raison que ça ne marche pas davantage pour nous.

En traversant le premier village que leur offrit le hasard, Mor-Kinda abandonna tout à coup la chaussée et gagna une maison ayant les apparences d'une habitation de notable, suivi par ses deux compagnons. A l'intérieur, ils trouvèrent ce à quoi ils s'attendaient : un homme assez âgé et maigre, le torse nu, les hanches savamment enveloppées d'un pagne aux replis tortueux, tirait d'une sorte de calumet des bouffées de fumée cotonneuses. Il semblait avoir passé la nuit dans l'attente haletante de ce délicieux moment, comme le Bédouin égaré dans les dunes rêve d'une source limpide. Jo Le Jongleur lui mit son ordre de réquisition sous le nez et exigea dans les meilleurs délais quatre hommes pour assurer sur trente kilomètres le transport d'un important courrier officiel, tout en accompagnant des fonctionnaires en mission. Evariste et Mor-Zamba qui l'écoutaient attentivement, ne surprirent aucun signe de trouble dans sa voix. Le miracle eut lieu; après les avoir priés de s'asseoir, le vieillard sortit, sans doute pour se concerter avec d'autres notables du village, et revint moins d'une heure plus tard, accompagné de quatre jeunes gens ahuris portant chacun un poulet, présent du village aux voyageurs.

Par la suite, ils eurent toujours tous les porteurs qu'ils voulurent, chaque fois qu'ils les exigèrent. [PAGE 165]

Ils furent encore témoins ou acteurs de bien des événements, souvent cocasses, pathétiques parfois, qui d'ailleurs nous ont été sans doute rapportés aussi, mais qui sont sortis depuis de la mémoire de la cité, parce qu'ils n'exercèrent point d'influence sur l'aventure des voyageurs, n'en ayant pas menacé l'issue ni accéléré le cours.

Ils marchèrent le jour, ils marchèrent et dormirent la nuit, tout au long du restant du chemin qui eût encore paru une éternité à des voyageurs moins somnambulesques. Rien de tel pour abolir la souffrance d'une longue route que l'extase secrète d'une mission inouïe, semblable à celle dont s'étaient chargés les trois amis.

C'était comme s'ils avaient été condamnés à tourner perpétuellement en rond, revenant traverser les mêmes vallées trop ombragées, cheminant, après un répit illusoire, sous les mêmes voûtes de frondaison où suintait toujours la même humidité glacée, se retrouvant périodiquement en train de gravir les mêmes côtes sous le soleil dont l'ardeur leur cisaillait les épaules et la nuque, voguant laborieusement sur les mêmes radeaux.

Il leur semblait qu'ils foulaient, à quelques jours ou à quelques heures d'intervalle, les mêmes berges tantôt hautes, tantôt de plain pied avec l'eau, le long des mêmes rivières, des mêmes fleuves aux clapotis alanguis. Comme emportés dans un cercle maudit, ils traversaient les mêmes villages, demandaient l'hospitalité aux mêmes populations, qui leur offraient chaque fois le même accueil aux mille sourires condescendants d'abord, mais bientôt grimaçants de crainte. Mor-Zamba se remémore encore les ravages de cette errance avec la fascination d'un homme qui revit un cauchemar, alors que Georges Mor-Kinda, appelé plus souvent encore Jo Le Jongleur, ne s'est jamais dégagé de leur sinistre envoûtement.

De toutes les saisons de l'année, la sécheresse est celle qui [PAGE 166] ressemble le plus à un long voyage; on traverse là aussi une interminable succession de journées au ciel de plomb fondu; les nuits privées de sommeil ont une raideur cadavérique; une soif fébrile retourne les corps sans répit; l'espérance rôde en serrant la queue à la vaine poursuite d'un mirage de fraîcheur. Un jour pourtant la nuée, que personne n'attendait plus, se répand sans être aperçue, au firmament, jusqu'à ce que, tout à coup, cette immense flaque glauque voile le soleil pourtant au zénith. Un long grondement rampe, très loin, furtivement, comme une baguette souple, qui s'insinue en se tortillant. La bourrasque miraculeuse surprend l'enfant nu attardé à l'écart du hameau.

Les deux rubénistes et le sapak s'aperçurent que les nuées avaient commencé à s'accumuler pour former l'orage de leur arrivée à Ekoumdoum alors qu'ils étaient en route depuis neuf semaines, selon le compte précis de Jo Le Jongleur, seul à avoir gardé une notion exacte du temps. Or donc, ce jour-là, tandis que la mi-journée approchait, le soleil n'étant pas encore au plus haut du firmament, toute la personne de Mor-Zamba offrit tout à coup le même spectacle de perplexité et de jubilation mélangées qu'on observe chez un animal de proie dont la narine retroussée et frémissante vient de happer la senteur d'un lointain gibier dans le pli galopant de la brise. On le vit suspendre son pas, puis lever la main comme pour ordonner une halte à ses compagnons et aux porteurs; il pencha la tête d'un côté, puis de l'autre; il tourna plusieurs fois sur lui-même, lourdement, en élargissant sans cesse le cercle de ses évolutions; enfin, on le vit avec stupéfaction tendre les deux mains comme s'il avait voulu presser un être aimé sur son sein et on l'entendit s'écrier :

– Grands arbres sans âge, votre rassemblement n'a pas de pareil ailleurs, dans le monde, je le sais; vastes fourrés, mes amis, vous vous déployez en volutes boursoufflées qui ne me sont point inconnues, sans m'être tout à fait familières. Oui, vous me vîtes passer ici même il y a environ vingt ans. J'étais presque un enfant et les chaînes de l'esclavage broyaient mes hanches, je ne parle pas du fusil dont le canon était pointé dans mon dos. Vous me revoyez aujourd'hui allant dans l'autre sens, libre, instruit par le malheur, ayant miraculeusement échappé à la mort, ayant moi-même tué un homme, avec ces mains – mes mains qui, certains jours, me font horreur, ô mes amis...[PAGE 167]

– Non, mais est-ce que tu parles sérieusement ? protesta Jo Le Jongleur qui venait de rejoindre son compagnon et de déposer à terre son sac d'armes dont il n'avait pas voulu se séparer ce matin-là. Tu te repens d'avoir zigouillé un Saringala enragé, et encore pas à froid, mais dans la confusion éperdue d'un corps-à-corps ressemblant d'ailleurs davantage à une débandade qu'à un assaut ? Et c'est cet acte de désinfection et de salubrité publique que tu t'obstines à regretter ? Eh bien, ça promet. Bon, ça va, nous en reparlerons. Mais ça n'est pas le tout, grand-père. A combien de jours de marche sommes-nous de ton bled ?

– Trois ou quatre, cinq tout au plus, si c'est d'Ekoumdoum que tu veux parler, répondit le géant.

Si l'amitié était un fruit attendri par la chaleur du soleil, le dissentiment serait, lui, le ver qui y creuserait avec une sournoiserie inexorable une cavité toujours plus profonde. Ainsi, alors qu'au dehors elle ferait admirer ses teintes et ses rondeurs appétissantes, à l'intérieur, rongée par une galerie sournoise, disloquée par une termite tenace, elle s'effriterait insensiblement. Quel médecin à la science pénétrante éclairerait à temps ces ténèbres pour diagnostiquer et enrayer un mal à la longue mortel ? Pour la deuxième fois, et à une fréquence frappante dans les circonstances singulières de ce voyage, le dissentiment venait d'enfoncer presque sans bruit un coin dans le roc cimentant l'alliance de deux hommes d'autant plus attachés l'un à l'autre jusque-là qu'ils étaient tout à fait dissemblables. Et le destin avait voulu que deux fois leur désunion s'alimente à une même source qui remplissait l'un d'amère répugnance et plongeait l'autre dans l'ivresse et la joie.

Le reste de la journée, Mor-Zamba donna tous les signes d'un émoi extrême qui, au lieu de s'atténuer, crût au contraire avec l'écoulement des heures. Il en vint bientôt à proposer aux deux autres Koléens de faire un détour à Tambona, cité demeurée telle qu'une étoile lointaine, obscure et mystérieuse dans le souvenir fuligineux de l'enfant errant, et dont ils venaient d'apprendre, par hasard, qu'elle était seulement à une journée sinon à quelques heures de marche. Puisque le moment de vérité de leur entreprise approchait, ils réfléchiraient là à loisir sur la conduite qu'ils allaient devoir adopter. En l'entendant, ses compagnons prirent eux-mêmes conscience de leur propre émotion en même temps que de leur épuisement; et c'est bien volontiers qu'ils convinrent [PAGE 168] que quelques jours de recueillement et de diversion leur feraient le plus grand bien.

Tambona, cité quasi mythique jusqu'à Ekoumdoum où son nom n'avait pu manquer de retenir jadis aux oreilles de l'enfant errant comme tous ceux de pays favorisés du Ciel mais non point inaccessibles, chatoyait dans toutes les provinces du sud-est de la République du privilège d'avoir été visité par une grâce qui resta longtemps indéfinissable pour Mor-Zamba et dont il perça pourtant sans difficulté l'énigme dès que les deux rubénistes et le sapak, débarrassés un peu plus tôt de leurs porteurs, y furent arrivés.

Tambona n'était pas, comme Ekoumdoum, en quelque sorte glissé sous une ride de la jungle, mais se répandait en une vaste agglomération, déployée à l'air libre et avec fantaisie, de toutes parts. La cité proliférait à partir d'un cœur formé surtout de quelques comptoirs où s'affairaient des personnages à peau claire dont la race et l'origine, comme n'allaient pas manquer d'apprendre les Koléens, étaient une perpétuelle et vaine interrogation pour les Tambonas eux-mêmes, fondateurs et possesseurs de ces lieux. Ces derniers étaient des hommes affables et même prospères, en comparaison des autres cités de cette contrée, la plus déshéritée de la République, où leur réputation suscitait un étonnement plus admiratif qu'envieux.

Très à l'écart, sur une douce colline d'où le regard embrassait d'un même mouvement la vallée sur laquelle la cité accroupie poussait des appendices tantôt étirés, tantôt trapus, les voyageurs vinrent souvent visiter un établissement qui se remarquait par la propreté pimpante des lieux, le grand nombre et la judicieuse disposition des édifices pleins d'agrément malgré une modestie confinant à la pauvreté, ainsi que la discrétion et la diligence courtoise de ses habitants. Jo Le Jongleur ne se retenait pas d'évoquer son ancien maître, Sandrinelli, dit Le Gaulliste, en observant l'autorité réservée mais dépourvue de morgue, le désintéressement attristé, comme désabusé, le renoncement sans panache du couple d'Européens qui dirigeait et sans doute avait fondé ce que les rubénistes eurent bien vite identifié pour une mission protestante. Les deux époux, qui commençaient à grisonner aux tempes, avaient le teint très rose, contrastant étonnamment avec la couleur des commerçants de la vallée, très bruns, plus proches des mulâtres de Fort-Nègre. On menait là une vie réglée, laborieuse et paisible, qui arrachait [PAGE 169] des commentaires d'attendrissement et d'admiration à Mor-Zamba, ravi de ce qui lui semblait le comble de l'harmonie, de la simplicité rustique et de l'activité à la fois utile et exaltante.

Le dimanche, une chapelle de pisé sans ornement, où pénétrait abondamment la lumière du soleil, tandis que le plafond élevé chassait toute impression de mystère superflu, accueillait une foule composée à parts égales d'habitués et de fidèles, rompus au chant en chœur les uns par la force de l'accoutumance, les autres par l'ivresse mystique. De toutes les curiosités de Tambona, c'était celle-là qui, dès le premier jour, avait plongé Jo Le Jongleur dans les plus profonds abîmes de perplexité : cet esprit jamais en repos supputa immédiatement le parti que les rubénistes pouvaient tirer d'une communauté aussi bien disposée envers le Créateur et ses créatures. A Mor-Zamba qui lui faisait grief de son cynisme et auquel il répondait habituellement par des sornettes incohérentes, il finit par déclarer un jour, sur un ton de gravité qui n'excluait pourtant pas le culte de l'énigme :

– Tu en douteras peut-être, Le Péquenot, mais depuis ma rencontre avec Ouragan-Viet, je ne suis plus le même homme. Entre autres bizarreries, il m'arrive maintenant comme à ton frère (parce que, pour moi, c'est ton frère à jamais, quoi que tu en dises), eh bien, comme à lui cette nuit-là, rappelle-toi, il m'arrive de me transporter cent ans, deux cents ans dans l'avenir. Vrai, tout à coup, c'est un autre monde, dont je ne puis douter, que je touche pour ainsi dire du doigt. Les nôtres sont là dans leurs villages, dans leurs communes, dans leurs villes, débarrassés des Sandrinelli, des De Gaulle, des Saringalas, des Baba Toura; comme tous les peuples du monde, ils vaquent à l'accomplissement de leurs ambitions politiques ou matérielles; ils travaillent, ils rient pour fêter les naissances, ils pleurent aux deuils des parents et des amis. En somme, ils sont devenus quelconques. Dis-moi, grand-père, crois-tu qu'il leur sera aisé alors de se figurer quel mal nous avons eu, nous leurs ancêtres, à libérer notre race ? Nous nous donnons bien de la peine et de la souffrance aujourd'hui sans aucun espoir raisonnable d'en tirer un bénéfice. Nous travaillons au fond pour le profit de gens qui ne nous sauront jamais gré de rien, pour cette raison qu'il ne se trouvera alors personne pour leur raconter notre histoire à nous autres. Sacré Ouragan-Viet, connaîtrons-nous jamais, quant à nous, ta véritable histoire, [PAGE 170] celle que tu n'eus pas le temps de nous raconter ? Et je ne parle pas de la suite des événements.

Les rubénistes s'accordaient pour considérer Tambona comme un Fort-Nègre en puissance, plutôt qu'en réduction comme Mor-Zamba avait d'abord été tenté de penser. C'était bien la même composition, la même disposition des éléments, les mêmes symboles, la même goutte de lait tourbillonnant au milieu d'une mare de café noir; et pourtant Tambona et Fort-Nègre paraissaient d'abord deux mondes situés aux antipodes l'un de l'autre. Contrairement à Fort-Nègre, creuset de sang, de haine et de convulsions, Tambona semblait vouloir se donner pour un asile de charité et même d'affection fraternelle.

– Une goutte de lait dans une mare de café, certes, certes, opinait souvent Jo Le Jongleur dans sa nouvelle et intermittente sagesse, mais la couleur des eaux a-t-elle jamais suffi à faire la réputation d'un lac ? C'est plutôt une question de germe que de dosage. Attends un peu qu'un Sandrinelli ou un Maestraci soit jeté là-dedans comme le virus d'une épidémie dévastatrice. Le temps en est-il encore si loin ? C'est la présence des crocodiles qui rend sinistres des eaux et leurs rives. On dit que les germes voyagent vite, poussés par le vent; et par ces temps, les virus deviennent des crocodiles. Il suffirait d'un rien pour que Tambona devienne réellement un petit Fort-Nègre. Alors, les gars, je vous le dis en vérité, tout serait perdu. Tout sera-t-il perdu ?

Après avoir tenté sans succès d'approcher le couple de missionnaires eux-mêmes, les voyageurs, qui ne doutaient de rien avaient dû, finalement, se résigner à se lier avec les domestiques ; ils n'eurent qu'à se louer d'un échec qui, d'abord, leur avait causé bien du dépit. Comme Jo Le Jongleur leur en remontrait sur leur propre état, les serviteurs consentirent à payer ses services de fréquentes confidences qui instruisirent providentiellement les rubénistes. Les Koléens apprirent ainsi qu'en remontant le fleuve sur une péniche à moteur dont le service était mensuel, on parvenait, au terme d'une dizaine de jours de navigation interrompue quotidiennement à la tombée de la nuit, à Ndogmetano, une agglomération considérable, presque une grande ville; c'est là que les commerçants allaient s'approvisionner et en même temps placer la production de la cité.

Ekoumdoum, à les en croire, était situé en aval de Tambona, au demeurant inaccessible par l'eau; des chutes commençant [PAGE 171] presque dès la sortie de Tambona, rompaient fréquemment le cours du fleuve sur lequel la navigation était rendue de ce fait longtemps impraticable dans cette direction-là. Quelques trafiquants hardis, de l'espèce qu'aucune difficulté ne décourage, auxquels il arrivait même parfois que se mêle un homme blanc réputé comme une tête brûlée, quittaient de temps en temps Tambona à pied avec l'intention de gagner le pays d'Ekoumdoum. Ils emmenaient des porteurs ou bien emportaient eux-mêmes leur ballot sur la tête. Ils marchaient d'abord pendant quatre jours au bord du fleuve, longeant ainsi, pendant la moitié de la route à peu près, la succession des chutes; après quoi, ils s'associaient pour louer un radeau ou un sampan indigène fait d'une hutte posée sur deux pirogues jumelées; c'est ainsi qu'ils gagnaient traditionnellement Ekoumdoum. Les domestiques des missionnaires adventistes ne connaissaient pas d'autre chemin pour aller à Ekoumdoum; ils ne croyaient pas qu'on y accédât par la route carrossable.

Selon eux, et s'ils s'en tenaient à ce qui se disait, car, bien évidemment, ils n'avaient personnellement aucune expérience véritable de cette cité trop lointaine et trop peu engageante, Ekoumdoum n'avait point changé, la civilisation n'y étant pas encore parvenue, si bien que ces gens-là demeuraient désespérément attachés aux mœurs ancestrales, fort rudes et même, pour trancher le mot, franchement sauvages. C'était au point que leurs patrons, le couple de missionnaires adventistes, après de longues années de simples soupçons comme il convient à des hommes scrupuleux à l'image du Christ, venaient d'acquérir la conviction du cannibalisme des Ekoumdoum. Aucun homme raisonnable n'allait jamais de ce côté-là, à moins que, pressé par le besoin d'argent, il ne voulût écouler à prix d'or quelques ampoules de mauvaise pénicilline, des tablettes de vermifuge pour jeunes enfants, ou d'autres produits trop souvent frelatés de pharmacie rudimentaire, qui était la marchandise suscitant le plus de convoitise chez cette population arriérée et bestiale. Les voyageurs feraient mieux de renoncer à leur projet insensé et d'aller chercher sur d'autres chemins des cités plus accueillantes au négoce.

Cependant, dès que les questions des rubénistes se faisaient plus pressantes, les domestiques des adventistes s'embrouillaient, rapprochaient à tort des noms de clans qui n'avaient aucune affinité, sombraient dans la confusion. [PAGE 172]

– Ces gens-là sont des illettrés qui mélangent tout, finit par dire un jour le sapak à bout de patience. Il est dommage que nous n'ayons pu converser avec les patrons eux-mêmes. Tout de même, cette histoire de cannibalisme ! ...

Le géant s'employa avec zèle tous les jours qui suivirent à rassurer l'adolescent en lui exposant inlassablement la délicatesse et même la parfaite affabilité de mœurs des Ekoumdoum. Le sapak ne demandait pas mieux que d'en convenir, mais il exigeait qu'en échange Mor-Zamba satisfasse sa curiosité anxieuse et jamais assouvie à propos des Ekoumdoum, laquelle se traduisait en une manie de questionner bien proche de l'esprit d'inquisition. Jo Le Jongleur ne pouvait bien entendu laisser passer une circonstance aussi plaisante; il la mit donc à profit pour affubler le géant du nouveau surnom de Cannibale, auquel jusqu'à leur arrivée à Ekoumdoum il donna la préférence sur les nombreux autres.

Il était aisé au géant de mettre en évidence l'absurdité de cette accusation de cannibalisme, bien caractéristique, disait-il, de l'imagination délirante des missionnaires; il n'avait qu'à attirer l'attention de ses compagnons sur la similitude à plusieurs égards des coutumes des Ekoumdoum et des Tambona. L'administration, par exemple, était assurée de la même façon chez les uns et les autres. Tout semblait dépendre d'un chef inaccessible et même invisible, sans doute un homme aux origines ténébreuses, peut-être même un étranger que la colonisation avait imposé à la cité des Tambona, comme elle avait d'autorité placé Mor-Bita à la tête des Ekoumdoum, que la terreur, le temps et l'esprit de routine et de soumission avaient fini par faire accepter à une population en proie au désarroi. Aucune police, hormis deux ou trois individus peu recommandables, arborant un uniforme crasseux, sorte de gardes ou plutôt de plantons attachés à la personne du maître, auxquels la douceur de mœurs des administrés laissait tout loisir de déambuler avec indolence à travers la bourgade. Le fait est pourtant, comme les rubénistes ne manquèrent pas de le remarquer, qu'il ne se commettait ici ni crime, ni vol, ni rixe – tout comme à Ekoumdoum, insistait Mor-Zamba.

– Mais dis donc, commentait Mor-Kinda, c'est bon à savoir, tout ça.

Quand ils quittèrent Tambona, environ un mois après leur arrivée dans cette cité, les rubénistes emmenaient un vrai trésor de réflexions adaptées à leur entreprise ainsi qu'une [PAGE 173] escorte de quatre convoyeurs bénévoles recrutés à Tambona par Jo Le Jongleur à l'aide d'une technique éprouvée. Ces derniers ne manifestaient aucun intérêt pour les projets des voyageurs, ils ne cherchèrent jamais à les connaître, faute sans doute de curiosité moins passivement dociles, ils auraient peut-être détourné les rubénistes de leur décision de gagner Ekoumdoum par la route, de préférence à la solution traditionnelle qui les aurait menés le long du fleuve d'abord jusqu'à la dernière chute, puis sur un radeau banal dérivant dans l'indifférence des villages riverains jusqu'à Ekoumdoum, en toute quiétude.

La route, dans un premier temps, se révéla hérissée d'aléas; il s'y rencontra un nombre d'usagers que les rubénistes n'auraient pas pu prévoir, et même des tracteurs remorquant de longues plates-formes chargées de grumes, extrêmement espacés il est vrai. Il fallut se soustraire à tout danger de contrôle ou même de simple curiosité en voyageant uniquement la nuit, et plier ainsi les convoyeurs originaires de Tambona à une nécessité qu'ils ne pouvaient apprécier ni comprendre.

Le pire, presque l'inimaginable, ce fut lorsque, parvenus à une bifurcation, ils s'entendirent, après une journée d'enquête, désigner pour la bretelle desservant éventuellement Ekoumdoum une sinistre trouée qui évoquait le sommaire abattis résultant d'une chevauchée de pachydermes pris de panique. C'était un spectacle poignant et même, pour Mor-Zamba qui connaissait l'épopée d'un ouvrage ayant mérité autrefois le nom de route, proprement consternant.

La chaussée disparaissait sous le moutonnement de hautes et folles herbes et des touffes d'arbustes jaillis des tranchées latérales ; seul était miraculeusement épargné, tout au milieu, un ruban sinueux, à peine moins délié qu'une fine corde, la piste, où les bêtes et les hommes qui venaient les chasser là de préférence aux fourrées et aux sous-bois de la forêt contiguë, se faisaient parfois vis-à-vis tout à coup, se fusillant à bout portant du regard. Sur chaque talus se dressait, abrupt, vertigineux, un rempart de végétation, au sommet duquel, en entrecroisant leurs bras monstrueux tendus des deux côtés, les arbres tressaient une voûte drue percée de trous irréguliers où filtrait le soleil, mangée aux mites aurait-on dit. La moindre tornade en martelait le toit comme sous le pas fracassant de titans, alors on l'entendait en retenant son souffle crever et s'effondrer en cascade; les débris, après [PAGE 174] un interminable éboulement, venaient s'écrouler tout près des voyageurs, ayant manqué de peu les assommer. Il y avait sans doute fort longtemps qu'aucun véhicule n'avait plus osé s'aventurer ici et, selon une hypothèse du sapak qui faisait étalage d'un sang-froid crâne, le dernier avait dû faire naufrage pareil aux galions jadis sur le chemin des Indes occidentales, et son épave gisait sans doute encore sur quelque bas-côté par quelques mètres de fond sous les vagues de broussailles.

Des particularités qui n'avaient pas frappé autrefois l'enfant errant trop ignorant du progrès, désolaient maintenant Mor-Zamba comme les stigmates d'une malédiction qui n'avait pas cessé d'accabler Ekoumdoum, alors même que cette route pouvait encore justifier la fierté des riverains. Point de pont enjambant les rivières, mais des troncs d'arbres grossièrement équarris, mal joints, jetés de guingois; parfois l'un d'eux s'était effondré et une sorte de fosse béait comme l'entrée d'un gouffre au beau milieu d'un ouvrage d'art d'une rusticité déjà excessive. Comme autrefois, le soubassement était miné par l'écoulement tortueux et tumultueux des eaux de pluie, et se défonçait en fondrières qui interrompaient même la progression d'un piéton leste et libre de toute entrave. Mais maintenant c'est en s'ébrouant dans les broussailles et en pataugeant grassement dans les flaques qu'on était contraint de négocier son chemin, presque à chaque pas, en jonglant avec les lois de l'équilibre à la manière des ouistitis. Mor-Zamba comprenait peu à peu que la route n'avait même pas encore été achevée, quand elle avait dû être abandonnée, sans doute tout de suite après son départ.

Pendant leur enquête à la bifurcation, ils avaient entendu estimer fort approximativement à quatre-vingts kilomètres la longueur du chemin menant à Ekoumdoum; ils s'attendirent donc d'abord à la parcourir au moins en une semaine. Pourtant, quelques jours après qu'ils eurent emprunté l'abominable tronçon, la route parut s'améliorer tout à coup, comme par miracle, et ils hâtèrent sensiblement le pas. Persuadés d'avoir définitivement échappé à toute menace venant des autorités gouvernementales, ils voyageaient désormais pendant le jour, tirant profit du soleil jusqu'à son ultime rayon, prenant soin de ne demander le gîte aux paysans qu'à la nuit tombée, veillant à se remettre en route le lendemain bien avant l'aube.

A mesure qu'ils s'approchaient d'Ekoumdoum, les villages [PAGE 175] se faisaient plus rares, moins peuplés, moins durables; c'était comme si une sorte de désert s'était inexorablement instaurée autour de la fameuse cité, mais cela n'avait rien d'extraordinaire. Déjà, il était arrivé aux rubénistes de coucher dans un campement récemment abandonné, sans doute dès la récolte achevée, par quelque clan d'une des cités de la contrée qui, à l'exemple d'Ekoumdoum, exerçaient des influences successives et contradictoires d'attraction ou d'éloignement sur les petites communautés dispersées dans leur voisinage forestier immédiat. A certaines saisons, ces familles se rapprochaient de la cité au point de faire corps apparemment avec elle; à d'autres, elles s'en séparaient, sans doute contraintes par les nécessités de la subsistance.

Les rubénistes s'écartaient maintenant chaque nuit de leurs convoyeurs afin de se concerter sur la tactique qu'ils appliqueraient à leur arrivée à Ekoumdoum. Mor-Zamba avait commencé par proposer que les rubénistes arrivent en toute simplicité et pénètrent sans façon dans la cité : Ouragan Viet n'avait-il pas prédit qu'ils seraient portés en triomphe ?

– On voit bien que tu ignores l'histoire de l'homme qui ne voulait pas se retourner, avait dit en ricanant Jo Le Jongleur.

Après s'être réjoui un long moment des expressions abasourdies de ses deux amis, que cette nouvelle énigme déroutait encore plus que les précédentes, l'ancien domestique de Sandrinelli le Gaulliste, daigna enfin éclairer leur lanterne.

– Mais oui, l'homme qui refusait de se retourner, c'est une fable qui traîne partout, ben voyons. Il y avait une fois deux frères qui voulurent tout à coup se jeter à travers le vaste monde; mais auparavant, ils tinrent à consulter chacun à son tour leur père et leur mère, leur soumettant en hypothèses diverses situations devant lesquelles ils imaginaient que les vicissitudes de l'existence les placeraient un jour. Entre autres questions, ils leur demandèrent chacun à son tour : « Supposé que, sur un chemin désert, j'entende marcher furtivement derrière moi. Que dois-je faire ? – Eh bien, avait prescrit la mère en souriant, poursuis ta route en toute sérénité. Le monde n'est qu'harmonie, douceur et affection, mon fils tant aimé. A quoi bon craindre ? Fie-toi toujours à la providence. – Mon fils, avait répondu le père en crispant la mâchoire, retourne-toi vivement, ton arme levée; frappe à mort, n'aie point de merci, sinon c'est ta vie même qui te serait ôtée. Notre monde maudit grouille de gens [PAGE 176] pervers et méchants. Jour et nuit, n'oublie pas de te méfier. Sois toujours un vrai combattant, mon fils. »

« L'aîné des deux jeunes gens retint le conseil du père, l'autre celui de la mère. L'un fut victorieux en temps de paix comme à la guerre, et devint un habile conducteur d'hommes avant même sa maturité. L'autre fut capturé sans coup férir par des pirates blancs qui écumaient la côte en quête d'esclaves. Ce fut d'ailleurs le premier homme noir déporté dans les Amériques et vendu à l'encan sur un champ de foire : combien d'autres devaient le suivre et, par sa faute, connaître le même affreux destin.

« Il est vrai que la nuit précédant le premier janvier, date de la déclaration d'indépendance, étant entré clandestinement dans Kola-Kola, le plus célèbre faubourg de notre capitale, ton frère Ouragan-Viet, grand chef de combattants qui avait guerroyé sous tous les cieux, vint te rejoindre en catimini, et t'assura que si tu retournais à Ekoumdoum, votre cité, tu y serais accueilli triomphalement, malgré les conflits du passé. J'étais moi-même témoin de vos retrouvailles et je ne pus faire autrement que d'entendre ces propos.

« Songe cependant qu'Ouragan-Viet, en faisant cette prédiction, était sous le coup de souvenirs remontant à près de vingt années. En est-il toujours de même aujourd'hui ? Le temps qui s'en va n'emporte-t-il donc que ses bras ballants, comme un voyageur sans bagages ? Qu'as-tu fait, grand père, de ta coutumière prudence ? Peux-tu dire ce qu'il a pu advenir d'Ekoumdoum depuis si longtemps ? J'imagine, pour ma part, une histoire bien différente de la tienne. Tu parais tout à coup, comme un fantôme, dans la cité d'Ekoumdoum. Contrairement à ton espérance, les habitants de la cité, au lieu de se jeter aussitôt à ton cou, s'avisent tout bonnement de se terrer dans leur tanière, comme des lièvres tremblants. Rappelle-toi, tu as vu cela mille fois à Kola-Kola quand Ruben était aux prises avec les toubabs et leurs amis. Avec les culs-terreux d'ici maintenant, ce sera la même histoire qu'hier avec les vagabonds faméliques de là-bas. Personne n'y peut rien, les gens sont ainsi faits qu'ils resteraient éternellement terrés dans leur tanière, afin de n'avoir pas à prendre parti, surtout quand ils sont sous l'emprise de la terreur.

« Et ils seront sous l'emprise de la terreur. Pourquoi ? Ecoute bien. Et si le vieux chef avait disparu et rejoint à jamais ses ancêtres inconnus au royaume d'Essamdziki ? Et [PAGE 177] si lui avait succédé son héritier, un jeune homme aux passions ardentes, à la haine fougueuse et implacable, à la présomption sans borne ? Crois-tu qu'il te transmettrait de bonne grâce, lui, son fauteuil et les autres attributs de son médiocre pouvoir, comme s'il avait été préparé toute sa vie à ce moment bénit ? Sachant tes intentions et qu'un affrontement vous dresserait tôt ou tard l'un contre l'autre, ne voudra-t-il pas prendre les devants ? Et voilà le fauve dans la gueule duquel tu n'hésites pas à te jeter spontanément, espérant que les Ekoumdoum s'empresseront d'arbitrer en ta faveur en te portant en triomphe.

« Non, grand père, les Ekoumdoum, qui sont gens raisonnables, attendront l'issue de la bataille, pour se rallier au plus fort. Qu'adviendrait-il de nous si nous adoptions ta proposition ? Au mieux, on nous dépouillerait d'abord de notre armement, et, quand nous serions nus comme des vers de terre, on se saisirait de nous et on nous jetterait dans quelque cul de basse fosse que le jeune chef ambitieux et cruel vient de faire bâtir et dont peut-être nous serions les premiers pensionnaires. Et, une nuit, tandis que le tonnerre éclaterait sur la cité et que l'orage se déchaînerait, cet homme insensé et pervers nous ferait égorger et laisserait courir le lendemain la rumeur de notre fuite. Cette histoire n'est pas un cauchemar; n'oublie pas que c'est ainsi que Baba Le Bituré en use toujours avec ses rivaux.

« Passe encore de mourir, car j'ignore ce que c'est – c'est vrai, chacun devrait pouvoir mourir plusieurs fois, pour être à même de parler de la mort en connaissance de cause. En revanche, je sais bien que je ne me suis pas donné tant de peine, en rassemblant mon bel arsenal, pour souffrir qu'une espèce de jeune cannibale vienne m'en dépouiller. Alors là, pas question. Et pourquoi ne pas aller lui en donner livraison tout de suite, dans un geste sublime d'allégeance ? Rappelle toi, grand père, l'histoire de l'homme quine voulait pas se retourner, et qui fut capturé par les pirates, déporté dans les Amériques, et vendu le premier à l'encan sur un champ de foire; songe quelle effroyable voie sa faiblesse fraya au malheur de tant de nos frères. Il faut combattre, grand père, le tout est de savoir comment.

– Bon Dieu ! s'écria un jour Evariste le sapak, oubliant tout à coup le ton de conjuration que les koléens adoptaient dans ces débats, bon Dieu, créons un maquis, c'est le sens [PAGE 178] de notre voyage, c'est notre unique mission, c'est notre raison d'être ici.

Jo Le Jongleur s'était bien gardé d'apprécier la proposition du sapak, la laissant à dessein en suspens pour jouir longtemps du spectacle de l'adolescent s'enivrant d'un rêve dévorant, et non par scepticisme comme le crut Mor-Zamba qui, trois jours avant leur arrivée à Ekoumdoum, leur fit cette confidence :

– La proposition d'Evariste n'est pas une si mauvaise idée après tout. Vivre de longues semaines au fond de la jungle, ce n'est pas aussi difficile qu'on pourrait croire. Rappelle-toi, Jo : je t'ai souvent raconté que nous avions passé, Ouragan Viet et moi, un mois, peut-être même deux dans la forêt, tout seuls. Te souviens-tu ?

– Un mois ou deux dans la forêt, évidemment c'est appréciable, commenta Jo Le Jongleur d'un air ambigu.

– Ecoutez, reprit Mor-Zamba, il me suffirait de quelques jours de recherches dans la jungle pour retrouver l'endroit où nous étions établis; et nous n'avions pas, de beaucoup l'équipement dont nous disposons maintenant. C'est très simple, congédions tout de suite nos convoyeurs; nous serons déjà débarrassés de tout témoin indiscret. Comme nous ne trouverons sans doute plus de hameau ni même de campement pour nous héberger d'ici à Ekoumdoum, laissez-moi vous offrir chaque jour le gîte dans une hutte que j'aurai chaque fois édifiée de mes mains en quelques instants avec les moyens du bord. Vous jugerez ainsi de la facilité de réaliser la proposition d'Evariste.

En réalité, ils trouvèrent un campement désert quelques instants après que Mor-Zamba eut prononcé ces paroles; de plus, il était trop tard pour libérer les convoyeurs originaires de Tambona, de sorte qu'il fallut attendre le lendemain à l'aube pour les congédier. Mais il est vrai qu'ensuite les rubénistes ne dormirent plus que sous l'abri précaire que, chaque fois, Mor-Zamba élevait en quelques instants sous leurs yeux en n'utilisant que les matériaux offerts généreusement par la forêt. C'est toutefois Jo Le Jongleur qui, avec son éloquence verbeuse et son imagination téméraire, imposa finalement sa tactique; elle consistait, selon ses propres termes, dans un premier temps, à être dans la place d'Ekoumdoum sans être à la merci de la fougue du jeune Chef, ce personnage qui, pour lui, n'avait plus rien de fictif. Cela ne pouvait s'obtenir qu'en s'introduisant incognito dans la cité, afin [PAGE 179] d'observer tout à loisir, d'interroger s'il le fallait, très habilement cela va sans dire – et peut-être, pensait secrètement Jo Le Jongleur, de prendre des initiatives fulgurantes qui stupéfieraient l'ennemi et le contraindraient à baisser les bras. Comme le savait bien Evariste le sapak, c'était là un projet arrêté depuis longtemps dans l'esprit du mauvais garçon koléen; il avait si peu douté de le faire accepter à ses compagnons qu'il en avait commencé l'exécution depuis plus d'un mois en se procurant une gandoura et tout un accoutrement de croyant musulman.

Enfin, la veille de leur arrivée à Ekoumdoum, Jo Le Jongleur se travestit en saint homme Haoussa, avec une vaste gandoura de cotonnade, un gros chapelet, et un grand chapeau de paille posé sur le sommet du crâne par-dessus le turban. Il mit enfin la touche d'inévitable originalité, ce qu'il aurait voulu faire admirer par un observateur clairvoyant comme sa signature personnelle, en ajoutant à cet ensemble une paire de lunettes fumées, derrière lesquelles il pouvait voir, sans être vu. Evariste le sapak déçut cruellement l'attente de Jo Le Jongleur en ne se montrant pas, cette fois, l'admirateur pénétrant, et parfois sarcastique mais, à ce titre, redoutable et nécessaire, qu'il avait été durant la longue marche. Loin de le mettre en joie, le nouvel avatar du mauvais garçon de Kola-Kola aggrava la perplexité et la tension agressive qui gagnaient l'adolescent au fur et à mesure que le but de leur voyage approchait, tel un jour fatidique mais auquel on a peine à croire encore.

Ils ne rencontrèrent point âme qui vive ce jour-là de plus, leur étape fut abrégée par un orage brusque suivi d'une longue succession d'ondées. Jo Le Jongleur et Evariste le sapak, obéissant pour une fois sans réplique aux injonctions de leur aîné, restèrent terrés l'après-midi et toute la nuit dans la hutte confectionnée par Mor-Zamba qui, jonglant avec les bois, comme un nageur acrobate avec l'eau, disparaissait derrière un arbre, reparaissait sous un buisson. Une courte escapade du virtuose lui donna le loisir de pêcher on ne sait où des gardons, des brèmes, des ablettes dont la fraîcheur étincelait à l'air; il les fit cuire à la mode des Ekoumdoum, en les assaisonnant de beaucoup de piment et d'un peu de sel, enveloppés dans des feuilles de bananier, et à même la braise rougeoyante d'un grand feu de bois; avec le manioc qui leur restait de la veille, il régala ses deux compagnons qui [PAGE 180] doutèrent de moins en moins des heureux augures de leur mission.

Mor-Kinda, qui s'efforçait de se cuirasser contre l'émotion depuis leur départ de Fort-Nègre, s'émerveillait en silence des talents pratiques de cet immense animal, de tant d'adresse manuelle, d'une telle disponibilité de réflexes si longtemps délaissés par la force des choses. Détournant son regard dès que le géant faisait mine de diriger ses yeux vers lui, il l'observait sans se lasser quand l'autre ne pouvait le remarquer et découvrait un autre Mor-Zamba, gigantesque mais léger, massif mais en même temps eût-on dit effilé et même affûté, adapté à la reptation parmi les ronces autant qu'à la glissade entre les lianes, à l'escalade d'un fût, au dépistage d'une bestiole venimeuse ou à la détection d'un fruit comestible. Son oreille frémissante, son œil aux aguets, son éternelle mastication de colosse à l'estomac jamais tout à fait plein, son visage pensif, sa parole rare, son activité toujours fructueuse donnaient à ses deux cadets un sentiment de sécurité qui les plongeait dans une tiède euphorie au milieu du crépitement assourdissant et du ruissellement pénétrant du déluge.

De bonne heure le lendemain, Mor-Zamba qui venait d'offrir un dernier repas de poisson au piment à ses cadets, leur déclara brusquement :

– C'est ici que nous nous séparons, les gars, tous comptes faits.

S'ensuivit une ultime délibération destinée à permettre aux trois Koléens d'esquisser avec un peu de précision le premier acte de leur conquête d'Ekoumdoum et d'en scruter de près les détails névralgiques. Carte blanche était laissée à Mor-Kinda, appelé aussi Jo Le Jongleur, pour exécuter, avec tout le bonheur que lui permettraient des circonstances imprévisibles, et avec l'assistance du sapak Evariste, la délicate mais indispensable manœuvre de pénétration incognito à l'intérieur de la cité. Mor-Zamba, qui risquait d'être prématurément reconnu en se montrant maintenant à Ekoumdoum et d'exposer ses camarades à tous les périls inhérents à une situation si malencontreuse, se dissimulerait d'abord dans la forêt et y aménagerait des caches nécessaires à la sauvegarde de leur abondant matériel, ainsi qu'un asile garantissant la meilleure sécurité en prévision de quelque tour désastreux des événements qui contraindrait le duo d'éclaireurs à se dérober précipitamment à l'hostilité d'un ennemi supérieur [PAGE 181] en nombre et en force, ou dans toute autre hypothèse malheureuse. Un débat bref mais d'une rare vivacité et cependant conclu à l'unanimité, institua que les deux éclaireurs ne porteraient aucune arme à feu sur eux, seule recette pour déjouer la tentation catastrophique de s'en servir inopportunément.

Les deux éclaireurs se rabattirent sur les quelques objets dont la nécessité, une fois qu'ils seraient dans Ekoumdoum, n'était point sujette à caution; ils en firent un baluchon auquel ils donnèrent volontairement des proportions modestes, ainsi qu'une apparence plutôt sordide, et même crasseuse, espérant ainsi se prémunir contre la convoitise hardie de quelque paysan trop déluré.

Mor-Kinda ordonna au sapak Evariste de revêtir la tunique étroite, de toile rugueuse et grise, qu'il avait acquise à son usage, mais veilla à la maculer préalablement de boue de latérite puisée dans les tranchées d'écoulement flanquant la chaussée, jusqu'à ce qu'elle parût avoir été sévèrement éprouvée par les incessantes avanies d'une longue route. Quant à ses propres vêtements de saint homme musulman, ils n'avaient pas besoin d'un tel traitement et, sans aucun artifice, arboraient tout naturellement d'immenses taches rouges que Jo Le Jongleur prétendait du meilleur effet.

– A vous de jouer maintenant les gars, leur déclara enfin Mor-Zamba à qui son prestige récent d'homme rompu aux embûches de la vie des bois conférait une autorité accrue. Rassurez-vous, je ne serai jamais plus éloigné de vous que votre ombre même, veillant sur vous alors que vous ne m'apercevrez même pas. Et dès que nous en aurons ensemble décidé ainsi, j'émergerai enfin au grand jour pour achever le succès de notre noble mission. Pour me rencontrer quel que soit le jour, que l'un de vous deux se faufile jusqu'à la route, au plus profond de la nuit, quand tout dort; le cri du hibou retentira alors, et il n'aura plus qu'à marcher dans la direction indiquée ainsi. Bonne chance, les gars. Et n'allez surtout pas oublier l'homme qui ne voulut pas se retourner.

– Compte sur nous, lui répondit Jo Le Jongleur.

Quand Mor-Kinda et le sapak Evariste se retrouvèrent au milieu de la chaussée, marchant côte à côte, et même serrés l'un contre l'autre, ils ne manquèrent pas d'observer avec surprise d'abord, puis avec stupéfaction et, à un certain moment, avec une profonde angoisse ce manège vraiment insolite et qui, plus tard à leurs yeux, caractérisera parfaitement [PAGE 182] la mentalité collective des Ekoumdoum : des gens qu'ils apercevaient au loin, venant dans leur direction, s'évanouissaient tout à coup avant d'être parvenus à leur hauteur, comme s'ils s'étaient volatilisés et confondus avec la nature; après quelques minutes, entendant parler derrière eux et se retournant, les deux Koléens, qui en jugeaient plutôt par le nombre des membres et le profil collectif du groupe, que par leur habillement extrêmement sommaire et peu différencié, croyaient reconnaître les paysans qu'ils avaient vu venir au-devant d'eux un moment plus tôt. De toute évidence, les paysans quittaient la chaussée et se dissimulaient derrière un buisson pour observer les étrangers plus à loisir. Une fois cependant, au lieu de se jeter dans les sombres profondeurs de la forêt contiguë, une nombreuse troupe d'aborigènes, à vue d'œil fort jeunes, poursuivit crânement sa marche à la rencontre du saint homme musulman et de son disciple sur lequel semblait s'appuyer son grand âge, à moins que ce ne fût une mystérieuse infirmité. Les deux étrangers s'étaient immobilisés, se préparant sans aucun doute à nouer une conversation pacifique, mais la troupe turbulente de jeunes paysans soudain se fendit en deux unités, qui, pressant le pas en chœur et grimaçant de toutes leurs guenilles, contournèrent les Koléens sur les deux flancs, par une habile manœuvre de chasseurs, et filèrent tête baissée, certains escaladant le talus avec agilité, d'autres agitant la tête en signe de dénégation, pour faire comprendre qu'ils ne tenaient pas à se lier avec des étrangers.

– De vrais cannibales, ma foi, marmonna Jo Le Jongleur, en soupirant. Mais où nous sommes-nous donc égarés, toi et moi, sapak de mon cœur ?

(à suivre)

Mongo BETI