© Peuples Noirs Peuples Africains no. 3 (1978), 123-138.



L'AFRIQUE EN LIBRAIRIE

Vœux pieux

Dans l'éloge qu'il fait du livre d'Albert Tévoédjrè : « La pauvreté, richesse des peuples »[1], le journaliste P. Drouin s'écrie : « Qu'on est loin de Georges Marchais ! »[2]. Ouf, soulagement, on l'a échappé belle. Et de porter aux nues ce « noir introuvable » dont on n'osait plus rêver. Non pas, en effet, le noir révolutionnaire, horresco referens, pitoyable victime d'une idéologie importée, qui viendrait, en brûlant justicier, demander à l'Occident le compte de ses rapines et de sa violence, ce que se garde bien de faire l'auteur bien élevé de ce livre; pas, non plus, le noir stupidement occidentalisé, à Mercédès et salle de bains en marbre, palais sur la Côte d'Azur et capitaux en Suisse, dont l'espèce est vigoureusement dénoncée par l'auteur; mais le noir vertueux, à la fois épris de justice et de douceur, authentique et évangélique, exigeant pour lui-même et tolérant pour les autres, capable de faire du socialisme sans se brouiller avec personne, et de faire la révolution sans être révolutionnaire, bref le mouton à cinq pattes.

Nul ne saurait, raisonnablement, être en désaccord avec les objectifs proposés par ce livre. A qui persuadera-t-on qu'il est bon qu'existent le chômage, la misère, la maladie ? Quel est [PAGE 124] le discours qui assumerait de pareils buts ? Or il existe pourtant des politiques qui produisent ces maux. Ne comptez pas sur Tévoédjrè pour vous dire lesquelles. Si le lecteur sait lire entre les lignes, peut-être devinera-t-il, et encore. Il s'agit d'un discours totalement apolitique et entièrement moralisateur qui procède par déclarations de principe et axiomes. La phrase la plus fréquente est du type : « Il faut », « on doit », « on devrait », « il est nécessaire »... de respecter les individus, d'avoir le sens de la communauté, de donner à chacun le nécessaire, de faire régner l'harmonie... (ad libitum). A quelques détails près on pourrait faire passer ce discours dans tous les meetings de tous les régimes politiques de la planète sans aucune exception et sans craindre la contradiction. Cet ensemble de projets, qui forme l'essentiel du livre, est donc profondément vrai, d'une vérité qui confine à l'évidence, telle qu'on en prête le goût au célèbre La Palisse. Après l'énoncé de l'obligation, la phrase qui revient le plus souvent est celle de la réalisation hypothétique : « Si les responsables politiques vivent simplement, sans s'isoler dans des palais luxueux, sans entretenir une cour de dignitaires, alors leur exemple aura pour les gens du peuple une immense valeur »[3] Phrase qui se complète tout naturellement par l'hypothèse inverse, assortie d'une réalité inverse : « S'il n'y a pas, au niveau des dirigeants, la volonté de partager la pauvreté, de montrer l'exemple, alors le peuple ne prendra pas au sérieux les déclarations d'égalité et de fraternité »[4]. On ne saurait mieux dire. « Si tous les capitaux exportés par les classes riches s'investissaient dans le pays et si les importations de produits non essentiels étaient annulées, des fonds substantiels seraient récupérés pour développer le secteur productif »[5]. Et encore, entre mille, « si tous ceux qui encombrent inutilement de coûteux immeubles de bureaux étaient reconvertis dans des tâches véritablement utiles à la collectivité, ce seraient un enrichissement économique et un progrès social énormes »[6]. On pourrait y ajouter « Si le soleil brille, c'est qu'il fait jour » qui vaut, dans l'ordre de la perception, ce que valent ces hypothèses dans l'ordre de la pensée. [PAGE 125]

Que dit ce livre d'essentiel ? Que le bonheur et la sagesse sont dans la pauvreté bien comprise. d'Epicure lui-même à Epictète, en passant par les Béatitudes, pour ne parler que des grandes morales occidentales, on ne parle que d'épanouissement dans le détachement des richesses et dans la modération. Quelle a été l'efficience de ces discours sur les mœurs des Occidentaux ? voilà une question quand même intéressante qui n'est même pas posée.

S'il se complaît dans un discours moralisateur, Tévoédjrè semble, par contre, avoir une particulière aversion pour le discours économique. Mais qu'entend-il exactement par économique ? On ne sait pas très bien. Dans la phrase : « Les violences qui se déchaînent sur un monde que l'économie a rendu prospère pour les uns, infernal pour les autres, suggèrent qu'il nous faut trouver d'autres voies »[7], on peut penser qu'il identifie économie et capitalisme. Ce qui n'est quand même pas la même chose. On commence à cerner l'origine de la perplexité qu'on éprouve souvent à le lire quand on découvre l'affirmation suivante : « Il s'agit de reprendre les fondements mêmes de la science économique pour changer quelques présupposés implicites tels que la priorité de la lutte égoïste pour la vie. Le savoir économique doit s'établir non sur des prémisses de volonté de puissance et de recherche du profit, mais sur ceux de la bonne organisation de vie des groupes humains »[8] Vraiment la lutte égoïste pour la vie est-elle un présupposé de la science ou une réalité ? Il est vital de le savoir, car il y a une sacrée différence. S'il est facile de rayer d'un trait de plume un présupposé pour construire une autre théorie (et ce ne sont pas les théories qui manquent), on a plus de mal à se débrouiller avec les réalités. Que peut bien vouloir dire l'expression : changer la science ? S'ils'agit vraiment d'une science, on ne la change pas par une décision de l'esprit, on peut, tout au plus essayer de changer les faits. Les faits eux-mêmes doivent leur réalité à leur caractère vrai ou faux, et non à leur caractère bon ou mauvais. Sinon il n'y aurait plus qu'à prendre ses désirs pour des réalités. On touche là un des sophismes essentiels de ce livre. L'auteur s'en prend au savoir économique faute d'avoir le courage d'affronter, et même de nommer, le pouvoir économique. Or ces deux termes [PAGE 126] ne sont pas interchangeables. Le pouvoir va très bien sans le savoir. Toute l'histoire de l'homme le démontre, depuis la première étincelle jaillie par hasard d'un silex – il ne pouvait pas y avoir en effet de volonté d'étincelle avant la première étincelle – jusqu'à la domestication de l'électricité. Contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, il n'y a guère de savoir économique dans le capitalisme, mais une puissance pure et simple, aveugle et sans frein qui se développe dans l'improvisation instinctive et l'anarchie. Le savoir, en revanche, donne accès à une autre sorte de pouvoir. C'est là proprement la supériorité de l'homme capable de prendre la mesure de la puissance brutale qui l'assaille, et d'inventer des moyens d'y échapper. Il ne s'agit donc pas de changer le savoir économique, vain projet, mais de connaître au contraire de mieux en mieux les mécanismes réels du pouvoir économique pour être en mesure d'y échapper efficacement. Il ne faudrait pas jeter le remède et garder le mal. Le mal ne consiste pas à dire que le profit est roi, mais à profiter, en se gardant surtout bien de le dire. C'est pourquoi il n'y à rien dont le capitalisme s'accommode mieux que d'un discours moralisateur.

A force de mélanger ainsi les discours et les faits, Tévoédjrè en vient à juger de tout par les discours. Cela lui permet de louer la politique active de coopération de Paris et les déclarations de Giscard d'Estaing sur le pacte de Solidarité, qui sonne tout aussi heureusement à l'oreille que le Contrat de Développement du programme socialiste, élaboré par L. Jospin. Il ne saurait donc priver l'un ou l'autre d'un hommage mérité. Soyons justes, il y a cependant beaucoup de faits dans ce livre, des faits massifs, incontournables, accablants : le scandale des usines des multinationales financées par les fonds des banques de développement, le scandale des codes des investissements, le scandale des marchés des produits agricoles, le scandale des ingénieurs, médecins, professeurs exilés ou emprisonnés, le scandale des dictatures cyniques sanglantes et corrompues. Mais tous ces faits sont singulièrement anonymes. Où, dans quels pays des choses pareilles peuvent-elles bien se passer ? Une grande discrétion règne là-dessus. Un seul dictateur est nommément désigné, il s'agit de Tombalbaye, ce qui ne risque pas d'attirer beaucoup d'ennuis puisqu'il est mort. Lorsque les faits et les expériences sont plus encourageants, les exemples se paient le luxe d'une plus grande précision : comment la Chine a vaincu la faim, [PAGE 127] comment l'U.R.S.S. a généralisé l'instruction, comment Cuba a retrouvé la dignité, comment la Tanzanie s'affirme dans la modestie et le courage. D'autres pays, par contre, ne sont cités que par leurs discours. Comme si toute une partie du monde vivait dans le domaine des faits et l'autre dans le domaine des mots. S'agit-il de discuter des monopoles ? on se réunira au club de Dakar pour écouter un discours du Président Senghor. Abidjan prend-elle les allures de Chicago ou de Lyon ? le Président Houphouët-Boginy élève la voix : « Il s'agit surtout de nous pencher de façon sérieuse sur ce que l'on appelle le mal du siècle – la corruption sous toutes ses formes »[9]. Les habitants des grandes villes du Cameroun meurent-ils de malnutrition à quelques kilomètres de champs où pourrit la production ? le Président Ahidjo appellera des chercheurs internationaux pour réfléchir sur le problème[10]. Une certaine Afrique devient ainsi le paradis des experts et des colloques, la proie du charlatanisme des « Educosim »[11] de tout poil.

On rêve d'un Giraudeux, celui qui dans « La guerre de Troie n'aura pas lieu » met en scène Busiris « le plus grand expert vivant du droit des peuples », un « neutre » gonflé de discours (« l'anéantissement d'une nation ne modifie en rien l'avantage de sa position morale internationale »)[12], occupé à rédiger des paragraphes d'accords formels dans des congrès... et ne respectant finalement que la force, pour peindre cette inflation du verbalisme de colloque en qui Tévoédjrè semble mettre toute sa foi. Certes l'Association mondiale de prospective sociale n'a rien que de respectable, mais il est permis de rester sceptique sur les suites qui ont été ou seront données au « colloque mondial sur les implications sociales d'un nouvel ordre économique international », qui n'a de véritablement important que l'enflure de la dénomination, inversement proportionnelle, en règle générale, à sa prise sur la réalité. La multiplication de ces organismes n'a d'égale que leur impuissance pratique. Leur moindre intérêt n'est pas cependant de procurer des effets de pouvoir à toute cette classe d'intellectuels du tiers-monde qui les peuplent [PAGE 128] en majorité, dépossédés qu'ils sont de tout pouvoir effectif. Faute de pouvoir maîtriser l'industrialisation de leur continent, ils participeront à un « colloque international sur le développement industriel africain », organisé à Dakar conjointement par le gouvernement du Sénégal et le Centre européen pour le développement industriel et la mise eu valeur de l'Outre-mer (CEDIMON) ». Pendant ce temps, la réalité se fait, loin des colloques, dans l'affrontement quotidien entre le comble de la misère et le comble du profit qui caractérise la vie économique des peuples dominés, et là certes il n'est guère question d'arriver à une élégante « harmonisation des points de vue ». Or ce que Tévoédjrè s'efforce d'exposer, c'est la solution idéale de cette intolérable situation. Elle se trouve, dit-il, ni plus ni moins dans la pratique de la vertu, qui « doit » présider à toutes les activités humaines. C'est simple, mais il fallait y penser.

Ce discours serait crédible s'il visait les causes de la tyrannie de l'argent, s'il en analysait les mécanismes les plus grossiers et s'il en situait avec précision les responsabilités. Tel n'est pas le cas. Le but avoué de ce livre est en revanche de prêcher la pauvreté aux pauvres. Tout le monde ne peut pas, en effet, être riche, et d'ailleurs la richesse ne fait pas le bonheur. Mais suffit-il de dire qu'il faut déshonorer l'argent pour en anéantir les effets corrupteurs ? Ce qui est constamment escamoté dans ce livre, c'est, énoncées en langage clair, les conséquences pratiques d'une telle position théorique, c'est-à-dire comment mettre hors d'état de nuire les puissances d'argent. On trouve p. 111 une description de la corruption au Viet-nam par l'argent. On ne nous dit pas comment les Vietnamiens ont résolu la question. La puissance malfaisante de l'argent n'est pas si mystérieuse que cela, elle agit à travers des systèmes politiques bien précis, l'inconvénient est que ce sont les représentants de ces systèmes dont Tévoédjrè cite les plus belles déclarations de principes de morale internationale. Il y a là, pour le moins, une ambiguïté gênante. A force de ne vouloir (de ne pouvoir) déplaire à personne, l'auteur sombre dans le discours nègre-blanc, parfait échantillon de ces motions lourdes de bons sentiments et vides de décisions, qui n'ont jamais rien changé au cours des choses et qui relèvent du domaine de l'illusion, sinon de l'illusionnisme.

S'il est un sujet qui permettra d'apprécier la nature et l'importance des changements qui sont susceptibles d'arracher [PAGE 129] l'humanité aux ornières de l'injustice, c'est la place que Tévoédjrè réserve aux femmes dans sa république coopérative. Là comme sur d'autres sujets, on se trouve d'abord devant l'affirmation des principes les plus prometteurs : « Susciter la participation des femmes au développement, c'est, pour les Etats, garantir leur survie et les chances de construire une société libre et épanouissante ». Principe immédiatement complété et renforcé par la maxime inverse : « Mettre à l'écart les femmes dans les projets de développement, ne pas prendre leurs besoins en considération, les écarter de toute réflexion de caractère politique, empêche au contraire tout progrès »[13]. Fort de ces principes, l'auteur recommande donc d'instruire les femmes et souligne que l'analphabétisme des femmes, très nettement plus élevé que celui des hommes est un des maux, un de plus, dont souffre le continent africain. Hélas, le paternalisme bien-pensant reparaît bien vite puisqu'il recommande de donner à l'école, aux filles, des notions d'hygiène, de diététique, de puériculture. On se demande bien où elles prendront le temps de la réflexion à caractère politique. De l'hygiène, de la diététique, de la puériculture, quel progrès ! Cela fait penser à ce piquant passage de Claudel :

Don Leopold-Auguste – Non, non que diable, on ne peut rester éternellement confit dans la même confiture !
J'aime les choses nouvelles, dit le vertueux Pedro. Je ne suis pas un pédant, je ne suis pas un rétrograde.
Qu'on me donne du nouveau. Je l'aime. Je le réclame. Il me faut du nouveau à tout prix.

Don Fernand – Vous me faites peur !

Don Leopold-Auguste – Mais quel nouveau ? ajoute-t-il. Du nouveau, mais qui soit la suite légitime de notre passé. Du nouveau et non pas de l'étranger. Du nouveau qui soit le développement de notre site naturel. Du nouveau encore un coup, mais qui soit exactement semblable à l'ancien[14] !

Ainsi une des conditions essentielles, quand on entreprend un programme de formation des femmes, est-elle de s'assurer l'accord du mari. Cela va de soi, de même que, lorsqu'il est question de l'industrialisation de l'Afrique, on commence par inviter un représentant du trust UNILEVER. [PAGE 130]

Enfin que dire lorsque Tévoédjrè, si peu enclin à la colère et à l'indignation (une citation d'un texte de Renan, délirant de racisme, lui arrache tout juste ce commentaire : « une bien triste division internationale du travail »)[15] sort enfin de ses gonds et trouve des accents véhéments pour défendre l'Afrique contre l'agression occidentale. Quelle faute, selon lui, les médecins de « Terre des hommes » n'ont-ils pas commise en montrant au grand public un film sur l'excision des filles dans certains pays africains ! Révélation de nature, paraît-il, à alimenter le racisme. Quel jésuitisme dans ce chantage ! Quand on réclame, pour traiter un problème, la discrétion des cabinets de spécialistes, on peut être sûr qu'il y a un scandale à dissimuler. Compter que les intéressés, protégés par le silence, en dehors de toute campagne de réprobation internationale, n'auront pas de plus pressante tâche que de faire disparaître ces révoltantes pratiques, c'est se leurrer et se faire le complice de ce qu'on prétend condamner. En fait, il n'y avait pas d'action plus salubre dans sa maladresse même que ce film. Qui s'est jamais scandalisé que, sur les écrans, on ne montre de l'Afrique que le folklore, un folklore domestiqué ? Trois semaines de reportage télévisé sur un pays d'Afrique, l'été 77, laissent au spectateur français l'impression qu'il n'est peuplé que de nègres emplumés, [PAGE 131]

se trémoussant au son des tam-tam. Voilà le véritable cliché raciste, contre lequel nul ne s'élève. On voit bien quel coup mortel peut être porté au précieux folklore, si cher à tout ce qu'il y a de plus réactionnaire en Afrique, par un film qui en montre les aspects d'archaïque barbarie. Notons que ces images n'auraient pas l'incidence raciste qu'on dénonce si l'Afrique était montrée régulièrement sous ses traits réels : des paysans, des dockers, des écoliers. Elles seraient prises pour ce qu'elles sont, le reflet de pratiques limitées qu'il faut extirper. Mais montrer l'Afrique réelle est bien peu pittoresque... et pourrait même être explosif, d'où le recours au déguisement folklorique, sous couleur d'authenticité, déguisement des déguisements pour l'homme noir.

Dénombrer les maux dont souffrent les pays du Tiers Monde n'est que trop facile. Le cortège de ces maux est d'une écrasante et monotone réalité qui s'impose à tout observateur : misère, violence, corruption. Poser les conditions dans lesquelles un état fonctionnerait correctement est également facile. Pourvu qu'on reste dans le domaine des généralités, tout le monde sera facilement d'accord. Croire que la disparition des maux et l'établissement de la justice naîtront d'un échange de vues entre partenaires de bonne volonté, ce n'est pas de l'utopie, c'est de l'illusion. Ces maux sont le produit de rapports de domination dont l'existence ne relève pas d'un simple malentendu, mais de nécessités bien autrement contraignantes, qui ne céderont pas à des propos lénifiants. Si jamais, une seule fois dans l'histoire, une tyrannie avait cédé à une leçon de morale, cela se saurait. Ce n'est hélas pas le paradis, c'est l'enfer dont on dit qu'il est pavé de bonnes intentions.

Odile TOBNER

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Mandat d'arrêt pour cause d'élections (Abel Eyinga). Editions L'Harmattan, 1978, Paris (18, rue des Quatre-Vents). 251 pages, 42 francs (+ 3 F de port).

Il est bien connu, voyez le Vietnam des Américains, que rien n'accélère autant la libération définitive d'une semicolonie que l'escalade frénétique des interventions militaires du protecteur; je pressens, au train où se succèdent celles, de Giscard d'Estaing en Afrique noire « francophone », que nous serons bientôt réellement souverains. Une fois enfin entre [PAGE 132] nous et soulagés d'une servitude millénaire, nous nous interrogerons passionnément sur nous-mêmes, comme font dans la même situation tous les peuples du monde. La période de drôle d'indépendance que nous sommes en train de vivre nous fascinera alors rétrospectivement; elle troublera surtout nos enfants, leurs enfants et surtout les enfants de leurs enfants. Je les imagine bien se tournant vers un père ou un aïeul et l'interpellant ainsi : « Comment une telle époque a-t-elle pu exister ? Comment, sous le méprisable Ahmadou Ahidjo, avons-nous pu être à la fois souverains (vus de l'extérieur) et cependant esclaves chez nous, sur la terre de nos ancêtres ? Le néo-colonialisme, au juste, c'était quoi ? Quotidiennement, par exemple, cela se passait comment ?... »

Et le père ou l'aïeul de renvoyer alors le jeune homme anxieux ou la petite fille pensive au livre d'Abel Eyinga, cette chronique fidèle de l'abomination banalisée. Si j'en avais été l'auteur ou l'éditeur, j'aurais en effet intitulé cet ouvrage : « L'abomination quotidienne sous Ahmadou Ahidjo, gaulliste africain, dictateur à Yaoundé. » Tout témoigne ici du vécu ordinaire de notre malheureux peuple, mais tout est atroce. Il fallait à la fois la sensibilité humaine du journaliste et l'exigeante clairvoyance du juriste (Abel Eyinga est l'un et l'autre) pour si bien cerner la monstruosité d'un régime imposé par l'arrogante violence de l'impérialisme français à un peuple africain qui, au départ, promettait tant. Quel trait citer en guise d'illustration ? Mais lequel omettre ? Un premier ministre n'a dû longtemps le maintien à son poste qu'à la cuisse experte et généreuse de son épouse, au demeurant honorable mère de famille; sur un effectif national global de 250 médecins, 160 sont contraints de vivre en exil; des femmes Témoins de Jéhovah ont été contraintes de faire leurs besoins, pendant huit jours, sur le ciment des cellules où elles étaient enfermées, vivant ainsi à côté de leurs matières fécales[16]; des étudiantes ont été, en plein Paris, violées dans les locaux de leur ambassade, où elles étaient venues régulariser leurs papiers ou solliciter une bourse. Le reste à l'avenant...

Quant à la nature même du régime, l'auteur a recours à [PAGE 133] une recette de démonstration redoutablement efficace pour mettre en évidence qu'il s'agit d'une occupation franco-peuhle, à la lettre. Il lui suffit de soumettre au lecteur, grâce a des fiches remarquablement tenues à jour, le tableau cocasse de la longévité comparative des ministres camerounais depuis l'indépendance, en tenant compte de leurs origines ethniques. Alors qu'on sait déjà que les Français ont confisqué le pouvoir économique, il apparaît que les Peuhls sont les maîtres politiques et administratifs de la jeune République. L'impérialisme a réussi à piéger une ethnie imprudente et à l'emprisonner dans une folle aventure d'instauration d'un fascisme authentique en plein cœur de l'Afrique noire. Tout comme hier en Algérie où les Berbères étaient artificiellement dressés contre les Arabes, à Madagascar avec les « côtiers » lancés contre les Mérinas, tout comme aujourd'hui au Tchad où les Saras combattent les Toubous, au Gabon où Bongo réprime les Fangs, l'impérialisme français au Cameroun ne survit qu'à la condition d'organiser sans répit la guerre civile chaude, tiède ou froide entre les ethnies.

Ne manquez pas de lire ce livre pour comprendre vraiment l'Afrique noire « francophone » actuelle, la pathétique frustration, le martyre de ses peuples.

Il s'en faut cependant que je sois en tous points d'accord avec l'auteur. Et d'abord, il s'en faut que je souscrive à son appréciation de la véritable personnalité du « président » Ahmadou Ahidjo, l'homme de paille de l'impérialisme français, à qui Abel Evinga prête les ambitions d'un homme qui aurait son libre arbitre, des haines personnelles, bref une autonomie. Certes, il n'oublie jamais de dénoncer l'inféodation du « président » camerounais aux chefs d'Etat qui se succèdent à Paris depuis De Gaulle, mais, en même temps, il lui fait, à mon gré, trop d'honneur en lui attribuant une nocivité pour ainsi dire intrinsèque. Je prétends, pour ma part, qu'Ahmadou Ahidjo n'existe pas, qu'il n'a jamais existé c'est une espèce de zéro, un zéro sans doute éminent (c'est-à-dire, suivant l'étymologie, un zéro en vue, un zéro érigé, comme un épouvantail, en chef d'Etat par la grâce de l'impérialisme), mais un zéro quand même, un néant, un fantôme, un ectoplasme, à peine le reflet d'un zombie. Ahmadou Ahidjo, selon moi, ne fait rien, ne dit rien, ne pense rien qui lui soit personnel. Cet individu est tout juste l'écran sur lequel se déchiffre la stratégie de l'impérialisme français en Afrique centrale : la Cinquième République a décidé de faire de la France un [PAGE 134] grand pays industriel en puisant discrétionnairement dans nos ressources. Pour cela, il lui fallait verrouiller le Golfe de Guinée, geler aussi longtemps que possible la situation politique et sociale de son arrière-pays, au besoin en désorganisant, en sabotant le maigre acquis des Etats de la région. Le livre d'Abel Eyinga montre l'incroyable acharnement à désorganiser et à saboter les efforts de progrès des populations camerounaises. Il met en lumière l'escalade incessante de ce sabotage, c'est-à-dire la résistance des populations à l'occupation franco-peuhle. Or, dans toute résistance, il y a une âme. Au Cameroun, qui peut douter que l'âme de la résistance, malgré les défaites, soit l'Union des Populations du Cameroun ? On est donc étonné que cet ouvrage se borne à mentionner, de temps en temps, l'U.P.C., c'est-à-dire, en fait, ses leaders successivement assassinés par l'impérialisme français – Ruben Um Nyobé en 1958, Félix-Roland Moumié en 1960, Ossendé Afana en 1966, Ernest Ouandié en 1971... Le lecteur est encouragé à croire que, définitivement vaincue, l'Union des Populations du Cameroun a disparu. Il aimerait savoir comment, pourquoi, etc. Bref, Abel Eyinga a une attitude ambiguë à l'égard de l'U.P.C., mouvement révolutionnaire dont le rôle capital dans l'évolution du Cameroun est reconnu par tous les vrais connaisseurs. De la sorte, il peut se croire autorisé à passer sous silence ses propres rapports orageux avec un parti qu'il a escamoté, bien qu'une livraison retentissante de « Dossiers camerounais », publication qu'il anime, où je suis personnellement malmené (très injustement, dois-je le dire ?), les ait récemment étalés au grand jour. Alors, pourquoi n'avoir pas consacré un chapitre à un débat, sans doute douloureux, mais qui ne peut que nous aider à voir clair dans le malheur qui accable notre peuple ? Qu'avons-nous besoin des cachotteries que nous reprochons, à juste titre, à l'usurpateur de Yaoundé ?

Bien qu'ayant parfois apporté une collaboration d'ailleurs purement ponctuelle aux activités d'Abel Eyinga, qui me fait d'ailleurs toujours l'honneur dans son livre de m'appeler son ami, j'ignore bien entendu ses desseins profonds. Je suppose qu'il a dû se faire la réflexion suivante, au moment de s'engager dans l'aventure électorale dont le récit forme l'épine dorsale de son ouvrage « Il y a une sorte d'impasse entre l'impérialisme français, qui soutient Ahmadou Ahidjo, et l'U.P.C., prisonniers l'un et l'autre de leur intransigeance. Or, les populations sont, elles, impatientes d'obtenir même un [PAGE 135] changement minime, parce que la situation actuelle leur est intolérable. En me présentant comme une sorte d'outsider, sans engagement ni avec l'un ni avec l'autre, je jouerai cette carte de l'impatience des populations. Advienne que pourra ensuite... » Le calcul n'était pas mauvais. L'impact profond de sa candidature aux élections présidentielles de 1970, même si un observateur objectif doit y apporter quelques correctifs mineurs, est attesté par tous les témoignages que j'ai pu recueillir.

Le malheur est que, parallèlement, Abel Eyinga donnait l'impression, justifiée ou non, d'avoir opté pour une attitude cassante à l'égard de l'U.P.C., quels qu'aient pu être à son égard les torts, somme toute accessoires, des dirigeants de celle-ci. Alors, un observateur serein pouvait se poser la question suivante :. finalement, Abel Eyinga ne mise-t-il pas, lui aussi, sur l'anéantissement définitif du parti fondé par Ruben Um Nyobé ? En cas de réussite, ne s'enfermerait-il pas, lui aussi, dans les mêmes ornières du fantochisme qu'Ahmadou Ahidjo ? Pour venir à bout du mouvement révolutionnaire camerounais, ne serait-il pas, finalement, obligé, lui aussi, d'avoir recours à l'aide militaire étrangère ? Aussi, son livre témoigne-t-il non seulement de la nocivité de l'impérialisme français en Afrique noire, mais également des obstacles qu'il nous reste à franchir pour le vaincre.

M.B.

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FRONT POLISARIO, l'âme d'un peuple (Ahmed-Baba Miské) : Editions Rupture 1978, 388 pages, 34 F.

L'histoire de la lutte du peuple sahraoui commence comme toutes les histoires de résistance : devant l'aveuglement de la domination, l'homme est atteint dans ses valeurs. Le voilà militant, combattant ou martyr ... : oui, le voilà devenu homme de guerre, sacrifiant à une cause, prêt à tout pour que cessent l'injustice, l'oppression et la terreur.

Décrocher le fusil n'est pourtant pas un acte simple, même pour un peuple guerrier (la guerre étant précisément une chose à laquelle un peuple se fait difficilement). Il y a, sous un tel acte, multipliés, les douloureux silences de la « paix ». Le scénario est partout pareil, toujours égal. Des meetings [PAGE 136] où les forces de police tirent et font une énorme boucherie que le communiqué du lendemain réduira à une bagatelle, des persécutions en tous genres, depuis les arrestations arbitraires jusqu'aux déportations. Sinistre et bêtement routinier. Les indignations s'accumulent et, un beau jour, c'est le grand chambardement. Le dernier mot est lâché : Toi aussi, désormais, tu compteras tes morts...

Pour le sahraoui, il n'y a pas que sa logique qui a basculé, il y a également son pays. Les Espagnols ne sont plus aujourd'hui ses exterminateurs les plus déterminés. La situation géo-politique est différente. On sait que les richesses du pays sont fabuleuses. L'Algérie et son exemple sont très proches. Ce qui a changé ne change cependant rien au problème principal : le sahraoui lutte pour être libre dans son propre pays. Qui dit mieux ? Le soldat français peut-être ? Il est si sensible à l'odeur du cuivre, si présent sur tous les fronts où ça chauffe, sur tous les fronts où ça risque de chauffer, qu'on se demande après quoi et pour qui il court. Alors le soldat marocain ? Conquête pour conquête, pourquoi pas celle-ci du moment que Saint-Hassan, se faisant le porte-parole du millénarisme ardent d'Allal El Fassi, y attache un prix fort élevé ... le « Grand-Maroc » consistant désormais à flouer la gauche marocaine (ce qui est déjà fait) et à liquider les sahraouis (ce qui reste à faire). Le soldat mauritanien donc ? Mais lui justement, que fait-il dans cette galère ? Car si l'ex-« Sahara Espagnol » n'existe pas, sous prétexte qu'il est marocain, la Mauritanie n'existe pas non plus, étant entendu que les seuls pays qui ne seraient pas seulement grignotés mais entièrement annexés par l'idée débile d'Allal El Fassi, ce sont précisément ces deux-là. On peut même se demander comment les autorités mauritaniennes peuvent en la circonstance faire confiance aux marocains ? La Mauritanie a autant à perdre que le peuple sahraoui d'une main-mise marocaine sur la partie occidentale du Sahara. Ces considération ont conduit autrefois les sahraouis à une alliance vers le gouvernement mauritanien. Elles expliquent aujourd'hui le refus par le peuple mauritanien de cette guerre – trop injuste, trop cruelle, trop inégale – que c'en est trop ! – que Ould Dadda, s'engage à mener pleinement aux côtés du Maroc et avec l'aide des jaguar français.

L'ouvrage de Miské, avec ses photos et ses cartes, nous fait pénétrer au cœur de l'histoire sahraoui. Le peuple en état de guerre nous est restitué, mais aussi l'ensemble de sa mémoire, [PAGE 137] des récits, des épopées, des tranches de vie et de gloire. Ouvrage multiforme qui a exigé que l'auteur fût tour à tour poète, historien, musicien, sociologue et linguiste. Ouvrez ce livre, écoutez cette voix, vous verrez que le roman du scandale n'arrête pas de s'écrire, et que, malgré les ressassements et les fictions, tout cela dégage un petit air de famille.

M. NIANG

[PAGE 138] Page blanche


[1] Les Editions ouvrières, éditions économie et humanisme, 12, avenue Sœur-Rosalie, 75621 Paris Cedex 13 (1978). Préface de Jean Tinberger (prix Nobel) et Dom Helder Camara, 208 pages, 40 F.

[2] Pauvreté et Pouvoir. Le Monde. Mercredi 22 mars 1978.

[3] p. 117.

[4] p. 117.

[5] p. 96.

[6] p. 99.

[7] p. 105.

[8] p. 71.

[9] p. 135.

[10] p. 59.

[11] Educosim : société dont le siège social est au Liechtenstein, qui a pour but de vendre au Tiers-Monde des « Idées et des « Programmes », pour résoudre les problèmes cruciaux qui s'y posent.

[12] Acte 11, scène 5.

[13] p. 127.

[14] Le Soulier de Satin. 3e journée, Scène 2.

[15] Au nom de cette citation, qui mérite réellement d'être reproduite, on pardonne à Tévoédjrè une débauche de citations la plupart du temps superflues et parfois inexactes (c'est Rabelais, et non Montaigne, qui a parlé de « science sans conscience »). Mais laissons la parole à Renan :
« La nature a fait une race d'ouvriers, c'est la race chinoise, d'une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d'honneur; gouvernez-la avec justice, en prélevant d'elle, pour le bienfait d'un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite; une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre; soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l'ordre; une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l'ergastule comme des nègres et des chinois, elle se révolte. Tout révolté est chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pourquoi il est fait, et tout ira bien » (Ernest Renan : La Réforme intellectuelle et morale (sic) Œuvres complètes. Ed. Calmann-Lévy, 1947, p. 390-391).
Voilà ce qui s'appelle penser. C'est beau une civilisation qui produit de pareilles autorités « intellectuelles et morales » !

[16] Voilà qui ne manquera pas de réjouir la Section Française d'Amnesty International laquelle recherche désespérément, dit-elle, et depuis toujours le plus petit indice du plus petit Goulag en Afrique noire « francophone ». Comme quoi il n'est meilleur aveugle que celui qui ne veut pas voir ni meilleur sourd que celui qui refuse d'entendre.