© Peuples Noirs Peuples Africains no 2 (1978), 207-210.



LE VRAI VISAGE DE L'APARTHEID

Lucie HUREL

On ne dira jamais assez à quel point l'Apartheid est un système dont la plus grande force repose sur l'ignorance où l'on est des mécanismes réels de son pouvoir. Ce qu'on en connaît dans le meilleur des cas, les images voyantes et violentes de la ségrégation dans le public des stades ou les salles d'attentes des gares, pour révoltantes qu'elles soient, n'en constitue pourtant, paradoxalement, que la forme anodine. Ces clichés auraient d'ailleurs tendance à conforter les propos lénifiants des bonnes consciences qui voudraient laisser croire qu'il suffira de quelques sermons sur la tolérance pour que disparaissent ces fâcheuses pratiques. En réalité l'enjeu est tout autre et le livre de Brigitte Lachartre : Luttes ouvrières et Libération en Afrique du Sud[1] apporte un éclairage aussi instructif qu'accablant sur la monstruosité à visage civilisé qu'est en fait l'Apartheid: Un système politique qui viole, dans son principe et dans ses applications les droits élémentaires de l'homme, un système qui est en train d'organiser, dans l'hypocrisie générale, l'existence des bantoustans, par lesquels seront retirés aux noirs leurs derniers misérables droits et qui, sous le nom de foyers nationaux, montrent le visage hideux de camps de concentration de la mort lente où se consomme le génocide; un système qui institue la violence et la contrainte pour réglementer férocement [PAGE 208] chaque souffle de la vie de quinze millions de noirs, afin d'assurer la survie de la psychose raciste dont sont atteints trois millions de blancs.

L'Apartheid possède en effet toutes les caractéristiques du génocide, défini par la Convention des Nations Unies de 1948 comme: « Une atteinte grave à l'intégrité physique et mentale des membres du groupe, soumission intentionnelle à des conditions devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, transfert forcé d'enfants, dislocation des familles... ». Cette guerre totale, cette guerre d'agression, pour laquelle Vorster rêve d'élaborer la « solution finale », dure depuis trois siècles, depuis que des européens écrasèrent par les armes, non sans mal, des africains aux moyens de défense rudimentaires et les réduisirent en esclavage, un esclavage d'abord agricole avec les boers, puis industriel avec les britanniques. Le récit de cette histoire montre, une fois encore, combien le valeureux pionnier fonde sa réussite moins sur sa vertueuse industrie, comme le veut le mythe, que sur l'exploitation de la force de travail d'autrui. Le tableau serait donc celui du développement classique d'une société capitaliste si les barrières de classe n'étaient également, dans le cas de l'Afrique du Sud, des barrières de race Mais si les premières découlent assez naturellement de ce qu'on peut appeler la loi de la jungle, autrement dit le capitalisme libéral, et sont susceptibles d'adaptation et de souplesse, les secondes, reposant sur une mystique névrotique de la race, son entièrement fixistes et ne peuvent se maintenir, contre toute logique du vivant, que par l'artifice de lois de plus en plus contraignantes, qui constituent, comme ensemble législatif, le monument du plus fabuleux déni de justice qui témoignera de notre temps. Les faits et les documents cités par Brigitte Lachartre sur les emplois réservés, les salaires, la « hantise des blancs sur le marché du travail » permettent de mieux cerner cette réalité sociale spécifique.

Contre cette violence légale la communauté noire n'a cessé de lutter, répondant par la résistance et l'organisation à chaque agression. L'A.N.C. est créée en 1912, après les lois raciales de 1911. Son combat se veut légaliste et non-violent. En réaction contre cet idéalisme gandhien, frappé d'impuissance dans son affrontement avec une violence cyniquement institutionnalisée, le P.A.C., plus bouillant, issu d'une scission de l'A.N.C. en 1959, voit immédiatement les [PAGE 209] mouvements de protestations qu'il avait organisés réprimés dans le sang à Sharpeville. En 1970, enfin, la création du mouvement de la conscience noire marque le début d'importants mouvements de revendication sociale. Une des pages les plus terriblement éloquentes de ce livre, dans le dénuement et la précision des faits et des chiffres, est la liste des morts par fait de grève depuis 1970.

L'affrontement direct qui caractérise les grèves et qui donne un caractère révolutionnaire aux luttes ouvrières vient de l'existence d'une législation du travail qui déshonore le mot même de loi, tant elle exhibe impudemment son visage de violence. Un seul détail, entre cent autres, pour donner une idée de la « légalité » sud-africaine : « la grève est passible de peines d'amendes et de prison. Les peines maximales pour fait de grève sont de 1000 rands et 3 ans de prison pour les africains, et de 200 rands et un an de prison pour les blancs, métis et asiatiques. »

Ce que peut être la vie politique sur une telle toile de fond, on peut s'en faire une idée en apprenant que le « parti progressiste » qui détient 7 sièges sur 171 entièrement occupés par des blancs, et qui est soutenu par le magnat des mines Harry Oppenheimer, fait figure au parlement de groupe d'opposition subversive en défendant des positions comme celle-ci : « En donnant des syndicats aux africains on prévient l'explosion et on la canalise. » Dès lors que peut être le discours du parti au pouvoir, cette majorité de la minorité, sinon l'expression d'une rhétorique frénétiquement raciste qui ne serait que burlesque si elle n'était le négatif d'une réalité de cauchemar. En effet, parmi les morceaux d'anthologie cités par Brigitte Lachartre, et qui valent la lecture, ne retenons qu'une phrase: « La majorité des travailleurs bantous de ce pays ne réclament pas de syndicats; la preuve il n'y a qu'à voir les difficultés qu'ont les syndicats pour survivre. » On aura une idée de ces difficultés quand on apprendra, dans un autre chapitre, la répression qui s'abat sur le militantisme syndical : licenciements abusifs, perquisitions policières, bannissements.

La justesse des analyses faites dans ce livre s'est trouvée tragiquement corroborée par l'actualité des derniers mois. Les deux mouvements porteurs d'espoir dont la naissance et l'action sont décrits: le mouvement de la Conscience Noire et le groupe constitué d'une minorité d'étudiants blancs du Natal, à la suite d'une enquête sur les salaires noirs, ont été [PAGE 210] frappés en quelques mois en la personne de leurs leaders respectifs: L'un Steve Biko, assassiné en prison, l'autre Richard Turner, abattu chez lui alors que, banni, c'est-à-dire assigné à résidence, pour ses activités en faveur du syndicalisme noir, il allait voir s'achever sa peine.

De tels faits viennent hélas désavouer ceux qui croient à l'amélioration possible du système et prêchent la tolérance... aux opprimés. Les débauches de diplomatie de Carter et Houphoët-Boigny réunis, l'active amitié France-Afrique du Sud, patronnée par Philippe Malaud, Bertrand Motte et autres philanthropes, n'ont-elles pas déjà obtenu des succès de taille ? Qu'on en juge par cette récente déclaration, citée par B. Lachartre: « Les métis pourront participer sur des bases égalitaires aux conférences scientifiques et artistiques. Lors de telles réunions, les repas et les rafraîchissements seront servis en commun. » et l'auteur de conclure: « Comment le gouvernement peut-il encore croire que les métis se battent pour l'honneur de partager les toilettes avec les blancs ? » Mesure-t-on en effet l'étendue du mépris que supposent de pareilles « concessions » ?

Edifiant témoignage d'une insupportable réalité, ce livre sobre et précis, riche d'une importante documentation, commentée avec vigueur, en même temps qu'il fait mieux connaître les mécanismes de l'Apartheid, dont on ne pénétrera jamais assez l'indignité, montre l'inéluctable fermentation et la puissance du travail noir, de la substance duquel ne peuvent se nourrir éternellement le racisme de la minorité blanche et le capitalisme international.

Lucie HUREL


[1] Editions Syros. 200 pages, 29 F. 9, rue Borromée, 75015 Paris.