© Peuples Noirs Peuples Africains no 2 (1978), 191-206.



AUX RACINES DE L'OPPRESSION

Odile TOBNER

Selon certains et certaines, la revendication spécifiquement féministe, pour une femme noire, et, plus généralement pour une femme d'une classe ou d'une nation opprimée, est un luxe inutile, pour ne pas dire un acte de sabotage, détournant des énergies de la lutte qu'exercent entre elles les nations et les classes. Ce raisonnement a l'inconvénient d'avoir déjà beaucoup servi, dans des circonstances qui éclairent assez bien sur sa portée réelle. Combien de fois une classe dominante n'a-t-elle pas proclamé la nécessité de faire l'union sacrée de toutes les classes sociales, en cas d'agression contre la nation. Cela marche la plupart du temps très bien. Mais si cette union ne s'accompagne pas d'une réflexion et d'une action pour supprimer, et non oublier provisoirement, les autres niveaux d'oppression, elle risque au pire de ne pas être efficace du tout, au mieux d'être une duperie pour toute une catégorie qui découvrira trop tard que ses sacrifices n'ont servi qu'à d'autres qu'à elle-même. Il est significatif de voir ressortir à propos des femmes, tous les procédés d'intimidation, de dérision, de négation, qui sont la ruse habituelle des pouvoirs menacés. La confusion est ainsi entretenue et empêche le problème d'être formulé donc d'exister. Les plus grandes oppressions sont en effet assurées de durer tant qu'elles ne sont pas exprimées. Qu'on songe à la cécité durable de civilisations qui produisaient de si belles pensées sur l'homme, comme le monde antique ou la chrétienté classique, devant l'esclavage, qui, à la lettre, leur crevait les [PAGE 192] yeux, problème incongru et indigne de les distraire de leurs nobles préoccupations politiques et philosophiques.

L'oppression des femmes est de cette nature, pour la plupart elle n'existe pas, c'est une invention. Et certes elle est encore presque tout entière à inventer, comme Torricelli a inventé le vide. Or la femme noire se trouve dans une position telle, au carrefour de toutes les oppressions, que c'est d'elle que peut venir l'espoir d'un regard critique radical qui dévoilerait l'oppression sous toutes ses formes et qui renverrait à leurs cacophonies les discours de domination, d'où qu'ils viennent, sans se laisser duper par aucun d'eux.

Comment éventer les ruses d'un discours de domination jusque dans sa bienveillance et pas seulement dans ce qu'il a de plus grossier, c'est la fonction critique que la jeune pensée noire était remarquablement placée pour assumer. Des chemins prometteurs ont été ouverts par Fanon[1] et sont encore en voie d'exploration par Towa et Hountoundji[2]. Avec eux on commence à mesurer les subtilités de l'imposture ethnologique, on commence à se poser des questions sur certains comportements naguère considérés comme au dessus de tout soupçon. Comment expliquer en effet l'avidité avec laquelle la science des dominants s'est jetée sur des sociétés mortellement touchées par la conquête qui les a livrées à l'observation comme des cadavres à disséquer, ou des corps de pauvres dans les hôpitaux. Toute une catégorie d'ensemble sociaux semblent ainsi voués aux progrès de la connaissance en sciences humaines. Il y a là une véritable extorsion de connaissances. Qu'il y ait aussi là une forme de violence, les récits des difficultés à vaincre pour pénétrer comme observateur l'intimité d'un groupe social montrent assez des résistances dues peut-être plus à une saine réaction qu'à la « sauvagerie ». Essayez donc d'étudier les mœurs familiales de l'ethnologue universitaire grand-bourgeois, vous m'en direz des nouvelles. Tandis que la famille papoue de Nouvelle-Guinée, c'est simple: Vous arrivez, vous vous installez. Quelle que soit la sympathie, [PAGE 193] réelle ou de nature purement esthétique, qui anime l'ethnologue à l'égard de son objet, la relation entre eux est une relation de domination parce que c'est une relation sans réciprocité. Il est courant en effet de voir vanter par l'ethnologue le gain non seulement scientifique mais personnel qu'il a retiré de son étude des autres hommes. Ce qui confirmerait que l'ethnologie, avatar de la philosophie, n'est jamais que la quête de soi-même. Il serait intéressant par contre d'étudier ce que deviennent les sociétés étudiées après le passage de l'ethnologue. « Les Dogon, par exemple, n'ont plus été les mêmes après le séjour et les travaux de Marcel Griaule. Si ces travaux ont contribué à développer légitimement la fierté de ces hommes pour leur culture, ils ont aussi alimenté un certain commerce de « produits artisanaux » dont l'effet n'est pas forcément positif. »[3] remarque assez judicieusement une praticienne de l'ethnologie, qui n'échappe pas cependant à la naïveté qui consiste à créditer l'ethnologie du développement de la fierté des Dogon pour leur culture. Il se pourrait bien que ce soit le pire des maux apportés par l'ethnologie, témoin l'usage qu'a fait Tombalbaye du Yondo, exhumé et embaumé par la science humaniste française et instrument, en Afrique, du pire obscurantisme. Relation de domination sans réciprocité, la relation ethnologique ne peut être célébrée que par celui à qui elle profite. Même si nous sommes loin aujourd'hui des conceptions grossièrement méprisantes de Lévi-Bruhl sur la mentalité primitive, même si Lévi-Strauss dans son développement sur « l'illusion archaïque »[4] rétablit toutes les sociétés dans une égalité de principe, il reste à cette égalité à entrer dans les faits, ce n'est plus alors une affaire de bons sentiments.

Est-ce donc un hasard si c'est l'ethnologie qui a fourni le plus de matériaux pour les plus belles formulations de l'inéluctable oppression des femmes ? « La relation entre les sexes n'est jamais symétrique » proclame Lévi-Strauss puisque cette constatation n'est pas censurée par les droits trop bien dits « de l'homme ». Bien plus la thèse du célèbre anthropologue est que là se trouve le fondement même de l'ordre [PAGE 194] humain. « Mais s'il est vrai, – comme nous essayons de le démontrer ici – que le passage de l'état de nature à l'état de culture se définisse par l'aptitude, de la part de l'homme, à penser les relations biologiques sous formes de systèmes d'opposition: opposition entre les hommes propriétaires et les femmes appropriées; opposition, parmi ces dernières, entre les épouses, femmes acquises et les filles, femmes cédées... » [5]. L'acte fondateur de la culture est donc un acte d'oppression. Mais cette oppression était loin d'être nécessaire. Si en effet la pensée est née avec l'aptitude à discerner les oppositions biologiques, elle ne s'accompagne pas nécessairement d'une tendance à instaurer des hiérarchies, bien au contraire, le second couple d'opposition cité montre bien le besoin de réciprocité harmonieuse nécessaire au bon fonctionnement des relations. Il n'est donc pas présomptueux de dire que le vice de pensée qui marque le premier système d'opposition compromet gravement le bon fonctionnement de tous les autres systèmes. Lévi-Strauss semble le pressentir lorsqu'il note avec mélancolie qu'il parle de « l'Homo dit par antiphrase sapiens », mais cela semble être chez lui plus un trait d'esprit qu'un jugement moral porté sur un stade contestable du développement de l'humanité. Entendons-nous bien: il ne s'agit pas de nier la justesse de ses observations, encore moins de nier des réalités sociales qui ne sont que trop établies, mais il s'agit de remettre en cause une démarche qui consiste à traiter des faits culturels comme des entités mathématiques immuables, appeler lois ce qui n'est tout au plus qu'un ensemble de constantes provisoires du comportement humain, et formuler, en toute sérénité et même parfois avec une galante muflerie: « Mesdames, vous êtes nos biens les plus précieux. », ou avec le trémolo romantique sur l'insondable mystère d'une pareille relation, une théorie de la relation entre les sexes qui pose comme norme le trio proxénète-prostituée-client, puisqu'il faut appeler les choses par leur nom. Théorie qui fait de Lévi-Strauss une sorte de Gobineau du machisme parce qu'il présente cette théorie comme consubstantielle au langage, donc à toute culture passée présente et à venir, derrière, bien sûr, diverses modalités. On ne peut accepter un tel dogmatisme, une telle crispation de la pensée sur le [PAGE 195] postulat décrété intangible, une telle clôture cléricale sur l'absolu. C'est alors qu'on peut parler d'ethno-théologie. C'est une démarche qui consiste à ne chercher dans les faits qu'une confirmation pour un raisonnement préétabli. Lévi-Strauss allait même jusqu'à affirmer que si un fait venait infirmer sa thèse il faudrait plutôt mettre en doute la justesse de l'observation plutôt que la thèse[6]. Il éprouve néanmoins un besoin bizarre de prouver le caractère scientifiquement expérimental de ses dires en affirmant, dans la préface à la seconde édition des « Structures élémentaires de la parenté », comme témoignage du sérieux de l'ouvrage, qu'il a pour le faire « dépouillé sept mille livres et articles ». Notons au passage le caractère sacré d'un tel chiffre, qui est en soi significatif, surtout quand on sait à quel point le structuralisme mythifie (mystifie ?) volontiers. Sinon que vaut l'argument ! Est-on savant parce qu'on a lu sept mille livres Quel besoin, somme toute naïf, de brandir une caution scientifique pour un livre dont l'érudition éclate à chaque page. Une pareille insistance finit par attirer l'attention d'un enquêteur pointilleux sur des propos au sujet desquels rien autrement n'aurait éveillé le soupçon sur l'importance de ce qu'ils cachent. Or qu'affirme Lévi-Strauss ? Que la femme dans toute société est traitée comme une marchandise; il n'est pas besoin d'une longue observation pour le constater en effet. Toute sa démonstration tend ensuite à prouver que ce fait est inscrit dans la civilisation, dans le passage de l'animal à l'être pensant. On voit toutes les implications d'une pareil raisonnement. Rappelons pour mémoire que le fait d'expérience que le noir soit opprimé, ait toujours été opprimé, peut soit augmenter la révolte, soit étayer une idéologie raciste, selon qu'on a une conception dynamique ou figée de l'être humain, selon qu'on est progressiste ou conservateur.

Ce dont il faut être reconnaissant à Lévi-Strauss c'est de cette magistrale mise en forme de l'idéologie dominante que constitue son œuvre. On pourrait en dire autant de celle de Freud. Il représente la pensée masculine (convenons plutôt [PAGE 196] de dire machiste pour ne pas tomber dans le racisme) par excellence. Ce qui nous retient dans son œuvre c'est que cette pensée se construit à partir de la connaissance des sociétés primitives, c'est-à-dire des sociétés colonisées, ainsi dénommées par le colonisateur. Ce qu'il cherche dans ces sociétés c'est un fonctionnement plus pur, plus net, de l'humain, de façon à en dégager plus facilement l'armature.

Cette fascination du penseur occidental pour les sociétés exotiques considérées comme des formes plus pures de l'humanité est aussi ancienne que la colonisation. On la trouve déjà chez Montaigne. La vision d'un homme idéal, projeté par la pensée sur cet autrui en qui on cherche l'archétype de l'humanité, la vertu par excellence, en dit long sur les aspirations profondes de l'auteur. Il y a d'abord une très forte revendication d'égalité, d'harmonie avec les semblables, c'est-à-dire avec les autres hommes, dont ces sociétés offriraient l'exemple, ensuite une plus libre possession de femmes nombreuses et soumises. La nostalgie pour la polygamie qu'on trouve à mainte reprise chez Montaigne, comme chez Lévi-Strauss est significative. En même temps que la pensée humaniste revendique le droit à l'épanouissement total, en dehors de toute oppression, de l'individu mâle, en même temps elle assigne à la femme le devoir de contribuer à cet épanouissement par son asservissement. Tout cela passe chez Montaigne sans problème, il faudra que Sade aille jusqu'au bout de l'expression de cette idéologie pour faire scandale. Depuis lors, la trinité : oppression, pornographie, torture se porte bien. Elle a même trouvé une nouvelle vigueur avec l'inspiration exotique. De Guyotat à Gérard de Villiers, en passant par le prix Goncourt, il y en a pour tous les goûts. Le roman africain lui-même se doit d'exploiter cette veine sans intermédiaires. « Les soleils des indépendances »[7] et « le devoir de violence »[8] n'épargnent ni le sang ni l'horreur dans la description de scènes d'excisions ou de viol dignes de la meilleure tradition sadienne. Qu'on ne s'y trompe pas en effet, il y a une logique de l'oppression. On commence par admettre que certains êtres soient traités comme des marchandises, dans les rites, si symboliques soient-ils (ou plutôt d'autant plus qu'ils sont symboliques) du mariage, [PAGE 197] ou sur les murs du métro et on finit dans un monde de violence généralisée. On ne voit pas la différence qu'il y a entre la théorie de l'échange des femmes, marquant l'avènement de l'homme dans la culture, et la pratique de la prostitution et de la pornographie, ultime perfectionnement d'un principe d'inégalité contre lequel la conscience pensante et parlante (mâle) ne s'est sentie obligée de lutter que lorsqu'elle a marqué les rapports des hommes entre eux.

Les relations d'oppositions dans l'inégalité, c'est-à-dire l'oppression d'un groupe par un autre, sont si difficile à intégrer dans la pensée, loin d'en signifier le fonctionnement normal, qu'elles s'accompagnent, dans toutes les cultures, de phénomènes de mauvaise conscience, ou d'efforts de compensation. Tous les érudits qui se sont intéressés aux proverbes et aphorismes populaires, d'où qu'ils viennent, en ont signalé la misogynie. Il s'en trouve toujours une pléthore pour montrer la femme comme rusée, malfaisante et stupide, tradition très proche de la description de l'esclave ou du valet dans la comédie. Le dénigrement de l'opprimé est de règle dans toute tradition, répondant à un besoin profond de justification: « S'il est opprimé c'est qu'il mérite de l'être ». Cela peut aller jusqu'au fantasme de peur de l'oppresseur devant l'opprimé, l'agression étant déguisée en réaction de défense. Le fantasme du « péril jaune » est né en Europe en pleine période d'expansion colonisatrice. Que dire des fantasmes d'agression développés par les blancs d'Afrique du Sud. Si le détenteur de privilège se sent à ce point menacé, n'est-ce pas par une exigence fondamentale qui se trouve au cœur même de la pensée ?

L'autre réaction de la pensée est celle de la divinisation de l'opprimé, dont on ne sait si elle est préférable à la haine, tant ellefige encore plus la femme à l'état d'objet, même si c'est un objet de culte. Aussi c'est vainement qu'on nous avancera comme preuve du statut privilégié de la femme dans l'Afrique précoloniale le fait qu'il y ait une majorité de divinités féminines dans les cosmogonies africaines. Le rapprochement avec des faits historiques mieux cernés tendrait à prouver le contraire. La Révolution Française par exemple, en même temps qu'elle interdisait les clubs et l'assemblée aux femmes, et réprimait leur volonté de révolution féministe, plaçait sur les autels la déesse Raison sous les traits d'une femme en chair et en os réduite, oh combien symboliquement, à l'état de statue. De même l'idéalisation de [PAGE 198] sociétés préalablement asservies est un moyen assez facile de compenser la culpabilité à leur égard.

Rien n'éclaire plus, en effet, les discours de domination que de les mettre les uns à côté des autres. Relevons-en un dernier sophisme particulièrement subtil. Evans-Pritchard, après avoir étudié la femme des sociétés primitives, en vient à la conclusion qu'elle ne se considère pas comme défavorisée, qu'elle se considère bien là où elle est, ne souhaitant pas être l'égale de l'homme socialement[9]. Un parallèle peut être établi assez cruellement avec d'autres langages mieux répertoriés : « Nos bantous ne souhaitent pas de syndicats. » disent à la tribune les politiciens sud-africains. Il est toujours présomptueux de parler ainsi, même alors que les opprimés sont totalement hors d'état d'exprimer un avis contraire. Il faut se méfier de ces excès de langage dans l'interprétation du « bonheur » d'autrui. L'auteur, femme, de « dialogue de femmes en ethnologie »[10] note que, participant aux distractions des femmes, confinées dans un maigre territoire, elle ressent cette relégation plus qu'elles qui sont dénuées de tout esprit revendicatif, s'amusent beaucoup, se moquent des hommes, manifestant ainsi leur « indépendance » : Quel besoin de commenter en ces termes : « Elles n'offrent certes pas, en ces moments, l'image de pauvres opprimées soumises et accablées sous le poids du joug masculin. » Quelle oppression, ne pourrait-on commenter ainsi ? Et qui a intérêt à la commenter ainsi ? La trouble-fête, à ce compte-là, serait plutôt celle qui, révélant à ces femmes la réalité de leur oppression, tuerait la possibilité de ces réjouissances, les rendrait tristes, vindicatives. Pourquoi inventer un problème ? Certes tout n'est pas parfait, mais il ne faut pas brusquer les changements. – Et pourquoi pas ? S'il y a si peu que cela d'intérêts en jeu !

En face d'un machisme « scientifique » qui s'en est allé conforter dans l'étude des sociétés primitives son idée de la femme, qui renvoie toutes les femmes au même statut de fondamentale infériorité, plusieurs attitudes sont offertes à la femme d'une société colonisée. [PAGE 199]

Une première position consiste à affirmer que dans la société précoloniale le statut de la femme était idéal, qu'elle jouissait de la liberté, sinon de l'égalité, dans une communauté harmonieuse avec les autres membres du groupe. Il s'agit là d'un débat maintes fois repris et sur lequel on n'a pas fini d'épiloguer. On ne comprend que trop le mouvement de réaction, de défense, de compensation, de revanche qui motive affectivement une telle position. On sait parfaitement que le triomphe de la force, dans les affrontements entre civilisations, n'a jamais correspondu à la supériorité morale, qu'il reviendrait plutôt à nier. L'idéalisation du passé n'est cependant pas forcément la meilleure réponse qu'on puisse donner à l'oppression coloniale. Des philosophes comme Towa et Hountoundji l'ont vigoureusement démontré[11]. C'est, tout au plus un refuge nostalgique dans la quête du paradis perdu où se rencontrent à la fois des esthètes occidentaux blasés et des intellectuels africains à la recherche d'une identité. Parmi ces derniers A. Kashamura et F. Diawara[12] font un tableau idyllique de ce qu'étaient les relations entre les sexes dans l'Afrique précoloniale. Ces relations sont décrites surtout pour le contraste qu'elles forment avec les mœurs occidentales plutôt que pour l'analyse réaliste de leurs conditions pratiques. Il semble bien, en fait, que régnait dans l'Afrique immédiatement précoloniale un patriarcat qui pour être polygamique n'en était pas moins oppressif pour les femmes. Car on n'en sort pas, il ne peut y avoir de liberté pour la femme dans aucune forme de patriarcat, puisque la liberté, notamment sexuelle de la femme suppose le renoncement à la notion de paternité, telle qu'elle a toujours été entendue. Il n'existe pas de société observable où il y ait eu une filiation collective. L'existence des clans et des lignées repose sur l'identification et la sacralisation du géniteur comme principe de classification arbitraire. Un état différent a cependant, paraît-il, existé. On trouve çà et là des descriptions d'un matriarcat plus que préhistorique. A supposer que l'hypothèse soit vraie, on ne voit pas l'intérêt vital pour le féminisme de s'épuiser à la soutenir et à la vérifier. Pourquoi ne pas placer l'Utopie dans l'avenir plutôt que dans le passé, pourquoi ne pas songer dès maintenant.[PAGE 200] aux conditions d'une pratique sociale qui favoriserait l'épanouissement de chaque personne ? L'humanité, après avoir épuisé les délices du matriarcat comme du patriarcat dont les fruits empoisonnés ne sont que trop mortels, ne pourrait-elle trouver autre chose ? et d'abord ne pas esquiver la question de l'égalité, que des bons sentiments ne sauraient suffire à résoudre. « La femme et l'homme « primitifs » ne revendiquent pas l'égalité, ils assument leur différence et leur complémentarité dans une participation collective à l'économie du comos. »[13] C'est beau comme du Senghor, mais les femmes, comme bien d'autres, devraient apprendre à se méfier de ce qu'on peut mettre derrière ce qu'il est convenu d'appeler des « rôles respectifs ».

L'illusion de l'Eden précolonial répond, par un racisme symétrique, à l'orgueil de la société colonisatrice, convaincue qu'elle est d'être différente et supérieure. L'affirmation de sa supériorité peut se glisser dans des démarches bien plus subtiles que celle de l'arrogance pure et simple. Croire par exemple que la société colonisatrice apporte aux femmes de la société colonisée un modèle d'émancipation fait partie de ces idées qui demandent à être examinées d'un peu plus près. La naïveté de certains énoncés à ton « scientifique » donne la mesure de l'esprit qui préside à la description de sociétés rejetées dans un espace entomologique. « Les femmes, en milieu africain traditionnel, apparaissent peu dans les cérémonies publiques, que celles-ci soient d'ordre politiques ou religieux et ne parlent guère à des étrangers. La femme, dans ces sociétés, s'accomplit d'abord dans la vie privée en devenant mère. »[14] De qui parle là Denise Paulme ? Que dirait un observateur allogène devant le spectacle de l'Académie ou de l'Assemblée Nationale en France ? Or il ne s'agit pas là d'une inadvertance isolée, on trouve un peu partout un esprit analogue dans la littérature ethnologique. « Toute société opère des distinctions selon l'âge et le sexe. Chez les primitifs, la femme est avant tout responsable des jeunes enfants et de la plupart des tâches domestiques; relèvent de l'homme, au contraire, les activités qui impliquent travail pénible, éloignement du foyer ou usage de la violence (chasse [PAGE 201] ou combat). Le contrôle formel des affaires internes du groupe ou des relations extérieures est presque entièrement aux mains des hommes, même si les femmes jouissent d'un large pouvoir informel. »[15] Dirait-on quelque chose de fondamentalement différent si on avait à décrire la société américaine ? L'auteur obéit ici à une double démarche de dissimulation. Se cacher à lui-même d'abord ce qu'il est, derrière le masque assez puéril de la formule « chez les primitifs ». Cacher ensuite, à tout hasard, l'oppression sociale de la femme par un embellissement de nature purement rhétorique : « jouissent », « large pouvoir » qui est assez révélateur pour se passer de plus amples commentaires. Une enquête[16] plus précise, qui se flatte de donner la parole aux intéressées elles-mêmes, par ethnologue et interprète, femmes, interposées, sera plus éloquente, de ce point de vue, pour apprécier le sort fait aux femmes : mariage précoce et forcé qui s'accompagnait de scènes de rapt des petites filles à leurs mères, jamais consultées, travaux domestiques astreignants dès la plus tendre enfance, sévices, punition de l'adultère, tout cela forme le tableau d'une condition servile dont il faut bien dire, si on veut être honnête, qu'elle défie le temps et l'espace sous différentes modalités. Or justement ce tableau réaliste est utilisé en fait pour former un contraste avec la société moderne christianisée, dont l'idéalisation manifeste apparaît dans des réponses comme : « Les femmes n'avaient pas de bouche, le Christianisme leur a donné la parole. » « Le christianisme c'est la libération pour les femmes. »; « Elles étaient les esclaves de l'homme, tandis que maintenant elles sont à égalité avec lui. » Qu'en pensent celles qui luttent encore aujourd'hui, après vingt siècles de civilisation chrétienne, pour se procurer la parole, la liberté, l'égalité ? Le christianisme colonial n'a pas fait le seule geste émancipateur qui aurait consisté à instruire les femmes. Dans ses écoles, il n'a fait que leur apprendre de nouvelles servitudes domestiques. La tradition chrétienne n'est absolument pas émancipatrice des femmes. Un théologien a pu répondre à certaines revendications de femmes à l'intérieur de l'Eglise que « Dieu s'est fait homme, et non pas femme ». En fait le Christianisme ne doit cette réputation [PAGE 202] largement usurpée de libérateur des femmes, qu'au fait qu'il a tenté d'imposer la monogamie. Or le vrai débat ne se trouve pas entre polygamie et monogamie. Oserons-nous dire que le problème de fond, pour les femmes, est ailleurs, qu'elles ont tort de se laisser engluer dans une querelle qui oppose les différents législateurs-hommes entre eux sur la façon de réglementer l'exploitation des femmes. S'il est vrai, en effet, que le patron qui n'a qu'un domestique, est moins exploiteur que celui qui en a dix, la condition d'exploité ne change pas fondamentalement d'un cas à l'autre. La monogamie ne donne qu'une illusion d'égalité, comme le domestique unique d'un maître pauvre se sent plus proche de lui, et d'ailleurs, dans la pratique, tout se passe la plupart du temps comme s'ils étaient égaux. Mais qui se contentera de ce « comme si », où le sort de l'un est laissé à la discrétion de la bienveillance de l'autre ? En fait de prendre la parole les femmes sont sommées, avec une insistance suspecte, de prendre parti entre deux formes de patriarcat. « Qu'est-ce qui était mieux d'après vous pour les femmes, la vie d'autrefois ou la vie d'aujourd'hui ? » ou, à quelle sauce préférez-vous être mangée ? Sensibles à cette inquisition, rien moins qu'innocente, venant de la société colonisatrice, certaines femmes défendent parfois avec une dignité désespérée leurs traditions, au prix d'une projection qui souligne leur désir d'exister. « Mon père avait beaucoup de femmes. Il a eu jusqu'à huit cents femmes. C'était un très grand chef ! ». D'autres expriment leur enthousiasme pour les mœurs d'un nouveau père en associant à l'éloge de la monogamie celui de l'automobile, qui affranchit des fardeaux à porter, témoignage, là aussi, d'aspirations à déchiffrer derrière l'expression aseptisée d'un désir de modernisme.

Faux problème au départ, problème insoluble à l'arrivée, la réflexion sur la situation de la femme est-elle condamnée à retourner au silence, dans l'attente de mesures de bienfaisance que les centres de décision, tous masculins à une écrasante majorité, ne manqueront pas de prendre à son sujet, entre deux débats sur des questions vraiment sérieuses, comme celle de la violence et de l'oppression généralisée, ultime stade d'évolution de l'espèce ? Tout naturellement en effet c'est sur le problème des rapports de force, problème le plus angoissant posé à l'homme moderne, que se fonde la réflexion de Marx. L'observation de la société capitaliste amène Marx et Engels à poser comme un principe fondamental qu'il y a [PAGE 203] oppression partout où il y a division du travail. Si on pousse le raisonnement à son terme, on en vient très vite à la célèbre formule d'Engels dans « l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'état »[17], selon laquelle l'oppression de l'homme par l'homme a commencé par l'oppression de la femme par l'homme. On aurait pu s'attendre que de cette constatation soient tirées toutes les conséquences théoriques et pratiques qui s'y trouvaient en puissance, notamment que, condition préliminaire à toute oppression, l'asservissement de la femme doive cesser, comme condition préliminaire à toute libération qui ne soit pas un leurre. Non, il n'en fut rien. Trop radicale était sans doute la remise en cause de soi-même pour le philosophe, qui ne mena pas la réflexion plus avant dans ce sens. Dans le même ouvrage, Engels exprime l'opinion que, dans les sociétés agricoles communautaires, il n'y a pas de lutte de classes, ouvrant ainsi la voie à tout un monde d'antithèses idylliques. L'existence, dans ces communautés, d'une division sexuelle du travail est négligée, probablement du fait qu'elle est si radicalement intériorisée qu'aucune réflexion ne peut la prendre en compte. Le marxisme ne considérera comme fondamentale que la question de l'extorsion de la force de travail du prolétaire, la question féminine restant marginale dans la théorie. Cependant l'irritante question de l'archéologie de l'oppression restait pendante. Les luttes de classe ne surgissent pas comme ça tout à coup, par génération spontanée, dans une société jusque là harmonieuse. Une contribution à l'analyse des mécanismes de formation de l'oppression vient d'être apportée par C. Meillassoux dans « Femmes, greniers, capitaux »[18], livre. qui apporte une foule d'idées stimulantes et qui tranche par sa clarté sur les trop nombreux et indigestes délayages hermético-ethnologiques qui prétendent renouveler le sujet. Il donne, après Rousseau, Freud et d'autres, de l'insaisissable roman des origines, un scénario séduisant et, somme toute, plausible, appuyé qu'il est sur l'érudition ethnologique. Ce scénario a le mérite de faire table rase des plus increvables idées reçues à propos des femmes, destinées à pérenniser le statu quo en ce qui les concerne : faiblesses diverses de leur [PAGE 204] nature qui « expliquent » leur rôle dans la société. Mais surtout il établit avec force la continuité et la complicité qui existent entre l'exploitation domestique primitive de la femme et l'exploitation capitaliste de la main-d'œuvre. L'une et l'autre sont en effet si intimement solidaires qu'elles ne peuvent guère être combattues avec efficacité que simultanément. A quoi servirait à un chirurgien d'enlever une tumeur dont il laisse le germe, prêt à proliférer à nouveau.

Si loin qu'aille Meillassoux sur la voie seulement indiquée par Engels, il n'arrive pas à se débarrasser de ce qu'il faut bien appeler de terribles et profondes résistances culturelles dont il faut sans doute aller chercher l'origine dans le subconscient puisqu'elles viennent s'inscrire à l'encontre de son raisonnement même. Pourquoi, après avoir traité de l'exploitation des femmes, intituler le chapitre suivant : « Les prémisses de l'inégalité » ? L'exploitation des femmes serait-elle en quelque sorte d'ordre infra-humain ? Ce qu'on peut appeler vraiment l'inégalité ne commençant que lorsqu'elle s'exerce à l'encontre de mâles ? Autre symptôme de cette résistance de l'idéologie de domination jusqu'à l'intérieur des pensées qui la contestent le plus radicalement : la dernière phrase agite le spectre de la barbarie qui nous attend quand le capitalisme aura mis en place « la rentabilité absolue », forme dernière de la métamorphose des êtres humains en capital, de leur force et de leur intelligence en marchandises et du « fruit sauvage de la femme » en investissement. » Mais cette métamorphose redoutée, le titre lui-même de l'ouvrage : « Femmes, greniers, capitaux » n'indique-t-il pas qu'elle est vécue depuis des millénaires par les femmes sans que nul ait jamais songé à s'en indigner ?

S'il est vrai que, même niée, surtout parce qu'elle est niée, l'oppression des femmes est le modèle à partir duquel s'est constituée toute oppression, l'effort pour y mettre fin est le plus vital pour les groupes les plus opprimés. Cela se vérifie d'ailleurs dans la pratique, quand, en cas de péril, on arme les esclaves, on oublie tout à coup la sacro-sainte répartition des tâches. Il appartient aux femmes opprimées de prendre conscience de l'importance de leur intervention dans la lutte contre l'oppression en général, autrement que par un pacifisme qui serait dans leur « nature », et sans concession ni démission devant le verbe révolutionnaire assorti d'une pratique traditionnellement patriarcale.

L'accès des femmes à la conscience de soi et à l'autonomie [PAGE 205] est si menaçant pour le principe de domination qu'aucun sophisme n'est ménagé pour déconsidérer le féminisme qui s'avoue comme tel. Le féminisme par exemple serait une guerre des femmes contre les hommes. On mettrait ainsi dans le même sac Farah Diba et Winnie Mandela. Le simplisme de ce raisonnement, qui trouve pourtant audience, étonne. Est-ce que le fait qu'il existe des Bokassa empêche de concevoir qu'il y a une oppression des noirs en tant que tels ? est-ce que celui qui en dénonce et en met au jour les rouages défend par là même Bokassa contre R. Turner, par exemple, blanc assassiné en Afrique du Sud ? Bien au contraire, la générosité de Turner, l'avilissement de Bokassa sont incontestables, tout comme est incontestable l'oppression raciale des noirs par les blancs. Celui qui ne peut pas comprendre cela manque probablement à la fois d'intelligence et de cœur. Il est de ces esprits systématiques qui ne sauront jamais assumer les contradictions qui sont le propre de toute réalité humaine; il passera son temps à classifier et hiérarchiser les humains par groupes : c'est contre cela que nous luttons.

Odile TOBNER


[1] Frantz FANON Peau noire et masque blanc. Seuil, Paris 1952.

[2] Marcien TOWA Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle. Clé, Yaoundé 1970. Paulin HOUNTOUNDJI : Sur la « Philosophie africaine » Maspéro, Paris, 1977.

[3] Camille LACOSTE-DUJARDIN : Dialogues de femmes en ethnologie. Maspéro, Paris, 1977.

[4] Claude LEVI-STRAUSS : Les structures élémentaires de la parenté. Plon, Paris, 1967, 2e éd.

[5] Claude LEVI-STRAUSS : id.

[6] « La méthode est d'une application si rigoureuse que si une erreur apparaissait dans la solution des équations ainsi obtenues, elle aurait plus de chance d'être imputable à une lacune dans la connaissance des institutions indigènes qu'à une faute de calcul ». Claude Levi-Strauss, Introduction à Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie.

[7] Ahmadou KOUROUMA : Les soleils des indépendances. Seuil, Paris, 1970.

[8] Yambo OUOLOGUEM : Le devoir de violence. Seuil, Paris, 1968.

[9] E.E. EVANS-PRITCHARD : La femme dans les sociétés primitives et autres essais d'anthropologie sociale (cité par Semwaga MUHINDA : La conjonction des cultures dans la littérature africaine d'expression française. Thèse inédite, Nice 1978).

[10] Camille LACOSTE-DUJARDIN, Cf. no. 3.

[11] Marcien TOWA, Paulin HOUNTOUNDJI. Cf. no. 2.

[12] Fodé DIAWARA : Le manifeste de l'homme primitif. Grasset, Paris, 1972.

[13] Fodé DIAWARA, id.

[14] Denise PAULME, préface à Jeanne-Françoise VINCENT : Traditions et transition, entretiens avec des femmes beti du sud-Cameroun Berger-Levrault, Paris,. 1976.

[15] R.W. FIRTH, professeur à l'Université de Chicago, Article Anthropologie sociale et culturelle. Encyclopaedia Universalis.

[16] Jeanne-Françoise VINCENT. Cf. no. 14.

[17] F. ENGELS : L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'état. Editions sociales, Paris, 1954.

[18] Claude MEILLASSOUX : Femmes, greniers, capitaux. Maspéro, Paris, 1975.