© Peuples Noirs Peuples Africains no 2 (1978), 173-182.



LE TOGO « EN GÉNÉRAL »

Albert MESNARD

Très peu de nos lecteurs connaissent le Togo, petit pays de l'Afrique Occidentale (56 000 km2 environ, deux millions d'habitants), coincé entre la République Populaire du Bénin (ancien Dahomey), et le Ghana.

Le régime en place depuis 1967 s'applique à composer à l'adresse de l'observateur extérieur une image de marque, l'image d'un pays tranquille, d'une politique stable et démocratique, d'un développement harmonieux, d'une Nation unie derrière son Chef prestigieux, « le Guide Eclairé », le « Général-Timonier-EYADEMA ».

Pour célébrer les dix ans de son règne, le pouvoir fit éditer de nombreux ouvrages dont celui du journaliste Claude Feuillet : Le Togo « en général », avec comme sous-titre : « La longue marche de Gnassingbé Eyadema ». Le lecteur peut aisément faire le rapprochement.

A la même occasion, toutes les librairies de Lomé (la capitale) furent inondées par une Histoire du Togo, une bande dessinée : Il était une fois... Eyadema, parue en feuilleton dans le journal local (journal unique de tout le territoire) et dont on recommanda la lecture à tous les élèves des lycées et collèges...

Tous ces ouvrages ont pour but de faire connaître la personnalité extraordinaire du Président Eyadema, le caractère prédestiné et messianique de son avènement, son charisme [PAGE 174] et la bénédiction qu'il a reçue de Dieu, des Ancêtres, de l'Histoire, du Peuple, pour conduire les affaires d'un pays désormais prospère.

Le Timonier lui-même n'a-t-il pas eu à déclarer, plus d'une fois, aux heures les plus graves de son règne : « Si ce que je fais répond aux intérêts du Peuple, que Dieu me laisse continuer. Si ce que je fais est mauvais, qu'Il me barre la route ».

Il faut croire que le Guide est dans le bon chemin « Dieu » le laisse continuer...

Ainsi donc, ce serait, aux yeux de certains, une gageure que de vouloir parler du Togo autrement que Claude Feuillet.

Pour d'autres, un peu plus avertis, à quoi servirait d'enfoncer des portes ouvertes, de discourir sur les « libertés démocratiques » dans un pays où sévit un régime militaire, un pays où l'appareil administratif et judiciaire (on les distingue difficilement), les syndicats, les associations sportives, les diverses organisations sociales, de femmes, de jeunes, d'étudiants (si elles ne sont pas encore dissoutes) sont dirigés et contrôlés par la gigantesque machinerie d'un Parti Unique, dénommé sans scrupules « Rassemblement du Peuple Togolais » (R.P.T.).

Pour nous, les portes ne semblent pas aussi ouvertes qu'on le pense toujours et derrière certaines manifestations visibles d'un pouvoir dictatorial, il en est d'autres plus perverses, plus subtiles et plus délétères, donc plus intolérables, dont on ne pourra jamais assez parler.

« Quoi donc ? » nous crieraient les Feuillets. Sous le règne du général Eyadema, le tourisme n'a-t-il pas pris un grand essor ? Un coquet et sympathique aéroport. Des hôtels de classe internationale dans toutes les grandes villes. Une capitale accueillante...

La politique des grands travaux ne prend-elle pas de l'ampleur ? Le Togo est fier de son port en eaux profondes, de sa compagnie d'exploitation de phosphates (« nationalisée » en 1974 après ce qu'il est désormais convenu d'appeler « l'attentat de Sarakawa »), de sa raffinerie de pétrole, de son usine textile, de sa brasserie. D'ailleurs les affaires prospérant, [PAGE 175] ne vient-on pas de décider la construction d'une seconde brasserie dans le Nord du pays ?...

Le nombre impressionnant de conférences internationales tenues ces dernières années dans la capitale togolaise n'est-il pas la preuve d'une sécurité et d'une stabilité garanties par le régime ? Pour satisfaire à cette sollicitation extérieure, à cette vocation cosmopolite de Lomé, l'Hôtel dit du Parti sera bientôt inauguré...

Connaissez-vous la « Maison du R.P.T. » ? C'est un édifice grandiose, sans égal sur la côte du Bénin, construit « sans aucune aide extérieure ». Sans ce symbole de la grandeur prestigieuse du Parti, « la Convention de Lomé A.C.P.-C.E.E. » (accords conclus entre Afrique-Caraïbes-Pacifique et la Communauté Economique Européenne en 1975) n'aurait pu être signée « dignement ».

Connaissez-vous le « stade omnisport Gnassingbé Eyadema » de Lomé ? Enfin... il n'y a pas de piscine mais il a coûté plus de cent millions de francs C.F.A.

Connaissez-vous la Présidence de la République ? Un véritable bijou. Au bord de la mer. Mais le Président est un homme du peuple. Il veut vivre les conditions de celui-ci. Il va dormir au camp militaire. Ne voulant d'aucune manière faire fi de la misère de ceux qui l'ont « élu » à 99,99 % des voix lors d'un référendum organisé cinq ans après son coup de force de 1967, il continue de gagner son salaire de soldat...

Un jour, alors qu'il était en visite privée dans un pays ami, les dignitaires du régime se réunirent et le portèrent au grade de général de brigade. Il n'apprit la nouvelle qu'à son retour, à l'aéroport, avec beaucoup de surprise et d'émotion. Mais il refusa. Le peuple se souleva. Il accepta.

Un autre jour, alors qu'il était encore absent, « le peuple » le nomma général d'armée. A son retour, il ne voulut rien entendre. On le supplia. Il accepta.

Si ce n'était le peuple, il eût pu conduire le pays en étant soldat de deuxième classe...

Malgré son humilité et sa droiture, beaucoup de gens lui veulent du mal. Eyadema, indigné par tant de jalousie, de malhonnêteté et d'incompréhension, eut à annoncer, plus d'une fois, son intention de « quitter le pouvoir ». [PAGE 176]

Mais là, vraiment, le peuple flaira le danger. Chaque fois que la chose se produisit, il déferla « spontanément » dans les rues, appelé par la radio à assiéger la Présidence et le Camp militaire, muni de lampions pour chercher l'Homme et y passer éventuellement la nuit, au cas où le Général mettrait du temps pour revenir sur sa décision. A ces occasions, chacun s'arrange pour essuyer ostensiblement deux larmes de crocodile... Surtout lorsqu'il arrive qu'une vieille femme « aveugle » lit un discours pour demander au Père de la Nation de « rester » ou qu'un enfant de sept/huit ans ânonne à l'adresse de Papa Eyadema de « bien vouloir préserver la Nation du chaos » (sic). Le Guide, ému par ce soutien populaire et cette marque d'affection, a toujours décidé de rester... pour le peuple... rien que pour lui... et pour la « révolution togolaise ».

On comprend donc que l'heure au Togo est à la « révision des accords de coopération avec la France », à la « lutte contre l'impérialisme ». C'est pour cela qu'après un voyage dans ce pays, P. écrit dans Le Monde du 14 janvier 1977 :

« Ceux qui parlent de pénétration asiatique témoignent d'un alarmisme dont on comprend mal les raisons. Les pays occidentaux conservent en effet une situation prépondérante en dépit des maladresses qui président, trop souvent encore, à leurs relations avec le Togo. »

Poursuivant sa mise au point, l'auteur de l'article nous dit :

« La France avec laquelle les accords de coopération ont été révisés dès 1974 reste un interlocuteur privilégié. L'assistance technique française est toujours la plus importante. Dans le domaine militaire la coopération est d'autant moins négligeable que les forces aériennes togolaises se sont récemment équipées de Fuga-Magister ( ... ) D'autre part, la France assure le règlement des frais de fonctionnement de la télévision togolaise »...

Quelles sont donc les conditions de vie réelles de la masse ?

L'année 1977 aura été pour le peuple togolais une année riche d'enseignements de toutes sortes. Pendant que des [PAGE 177] sommes fabuleuses étaient englouties dans l'opération de prestige que fut la célébration du dixième anniversaire de l'avènement au pouvoir du Général Eyadema, il manquait sur le marché les produits de première nécessité. Cette famine est désormais légendaire et n'importe qui à Lomé, pourra témoigner des queues kilométriques devant les... boulangeries. Oui, on en était venu à faire du pain la nourriture principale dans cette région où le « gari » (farine de manioc) et le maïs constituent la base de l'alimentation. De nouveaux riches fleurirent sur le pain...

Que se passe-t-il en réalité ?

Depuis quelques années déjà, les dignitaires du pouvoir, leurs amis, leurs maîtresses vont rafler à vil prix les produits de première nécessité à leur provenance (c'est-à-dire à la campagne). La destination de ces produits est maintenant connue de tous. Deux avions cargos exportent deux fois par semaine ces denrées vers le Gabon et le Zaïre où elles sont revendues six fois plus cher. A titre d'exemple, le sac de maïs acheté 5 000 Francs C.F.A. au Togo est revendu 30 000 Francs C.F.A. au Gabon. On prétend parfois que ce commerce est destiné à nourrir une colonie togolaise désormais nombreuse installée au Gabon...

Ce trafic, entrepris de longue date, contribua au manque et, la conjoncture internationale aidant, à faire grimper les prix. C'est ainsi qu'en moins de deux ans, l'unité de mesure du gari est passée de cinq à vingt-cinq francs, soit une hausse de 500 %, et le paquet de sucre (1 kilogramme) de soixante-cinq francs à trois cent cinquante francs (à certaines périodes).

Si nous rétablissons la vérité en disant que la colonie togolaise au Gabon est essentiellement formée de gens ayant fui la misère, le chômage et les tracasseries policières, on comprend que devant la dégradation des conditions de vie, et malgré l'absence totale de toutes libertés démocratiques, des voix s'élevèrent, le mécontentement atteignit un niveau jamais égalé et le régime n'eut d'autre recours que de se montrer sous son vrai jour : un régime répressif.

En fait, la répression n'a pas attendu 1977 pour se manifester. Elle est congénitale au régime qui vint au pouvoir [PAGE 178] par la force. Les arrestations arbitraires sont légions. Les camps de détention couvrent tout le pays, du Nord au Sud, à Mango, à Lama-Kara, Sokodè, Atakpamé, Lomé, Aneho et aussi... la cave de la majestueuse « Maison du R.P.T. ».

Nous ne reviendrons plus ici sur le sort des nombreux détenus arrêtés lors de saisonniers « complots contre la sûreté de l'Etat et du Gouvernement » et dont la population apprend la mort par « collapsus circulatoire » longtemps après qu'ils ont été sommairement liquidés (Osseyi, Kolor ... ), ni sur celui de ceux dont on découvre quotidiennement les corps rejetés sur la plage par la mer ou flottant sur la lagune de Lomé (Mensah, Ebeto ... ), ni même sur celui, plus récent, du Commandant Comlan, officier supérieur de l'armée néocoloniale, arrêté, pour ce que l'on a pu savoir, pour ses prises de position contradictoires au sein du Conseil des Officiers et assassiné dans sa cellule le 31 juillet 1974 par un commando de karatéka. Tout cela mériterait des livres entiers que nous espérons voir publiés un jour pour redonner à ces meurtres leur place dans l'histoire politique du pays et rétablir le régime dans sa vérité sanguinaire. Nous pensons, en ce qui nous concerne, qu'il est plus pressant de porter à la connaissance d'un large public quelques-unes des méthodes de torture utilisées dans les prisons togolaises.

1. La bastonnade : c'est la plus courante. Les militaires rouent de coups le détenu jusqu'à ce qu'il s'évanouisse ou trépasse.

2. Le football militaire : le détenu est placé au milieu d'un terrain de football, la nuit. Puis 20 (vingt) militaires surgissent des ténèbres et « s'en occupent » comme on ferait d'un ballon. Après profond évanouissement ou décès, il est ramené dans sa cellule.

3. Le but militaire : on sort le détenu à minuit, on lui promet la libération s'il arrive à marquer un but de penalty avec un militaire dans les bois... Il se concentre et de toutes les forces qui lui restent tape dans le ballon. Douleur inouïe. Le ballon est une boule d'acier.

4. Le café militaire : le tortionnaire demande au détenu de piler du charbon mêlé à un peu de liquide, généralement sa propre urine, qu'on lui fait boire comme du café [PAGE 179]

5. Le téléphone militaire : on exige du détenu de téléphoner au Président de la République pour lui demander sa grâce. Lors de la communication, il reçoit pour toute réponse une intense décharge électrique dans les oreilles.

6. Le testament : devant une tombe et un poteau d'exécution, on demande au détenu de rédiger son testament. On l'attache quelque temps puis on le relâche pour un second testament plus sincère avec promesse de la grâce s'il reconnaît les mérites du Président.

7. On dispose des allumettes dans les cheveux et on y met le feu.

8. L'électrochoc dans les pieds et dans les parties génitales.

9. Excitation de la partie génitale des femmes par une bouteille.

Etc., etc.

On pourrait allonger la liste. Ceux qui ont la charge de cette institution barbare ne manquent point d'imagination. La répression et la torture sont un mode de gouvernement au Togo. Il s'agit d'une institution rigoureuse dirigée par des officiers supérieurs de l'armée néo-coloniale dont Tomkezie, Batalo Germain, Balouki Jérôme, Toi Donou...

Les étudiants togolais en France, organisés au sein de l'A.E.S.T.F. (Association des Etudiants et Stagiaires Togolais en France), sous-section de l'U.N.E.T.O. (Union Nationale des Etudiants Togolais) bravèrent cet appareil en dressant le bilan des dix années de règne du Général Eyadema. Aux côtés de leur peuple, ils réagirent contre la misère de la masse, l'embourgeoisement éhonté de la classe politique et dénoncèrent la répression forcenée, preuve de la faillite du régime. Ils firent parvenir clandestinement au Togo ces documents dont un lot fut malheureusement intercepté à l'aéroport de Lomé... Cet incident entraîna toute une vague d'arrestations. Depuis de longues années déjà, l'on ne cesse de vacciner tous les jours le peuple contre les « idéologies importées », plus particulièrement le « communisme qui ne s'adapte même pas aux traditions authentiquement africaines » (sic). Tous les intellectuels sont plus ou moins atteints de pyromanie communiste, sinon on ne comprend pas pourquoi tous veulent parler quand le timonier « a dit » et tourner la tète de [PAGE 180] gens quand le Guide « a vu » et « a montré la voie ». L'hydre communiste méritait un grand coup. Tous les « suspects » y passèrent parmi lesquels un grand nombre d'enseignants réfractaires aux idéaux du Parti et accusés d'être les valets de l'impérialisme. Tous les opposants sont bouffés à la sauce de l'impérialisme.

Ni la presse, ni la radio ne firent à aucun moment mention des événements. Mais à l'intérieur du pays, la chose s'ébruita et à l'étranger, de nombreux organismes furent saisis dont Amnesty International qui, après l'envoi de nombreuses lettres demanda à visiter les prisons. Des journaux comme Libération acceptèrent de laisser paraître la nouvelle.

Contraint enfin de reconnaître l'évidence des faits, Eyadema déclara dans Jeune Afrique (no 870 du 9 septembre 1977) que les détenus allaient être libérés. Cette déclaration fut faite à la veille d'un voyage qui devait le conduire en France et en Allemagne. Il était alors nécessaire de dissiper certains doutes des investisseurs étrangers sur le climat politique du pays.

« Les professeurs fourvoyés » furent libérés après six mois d'angoisse et de tortures à grands renforts de publicité. D'autres personnes dont les noms ne figuraient pas sur la liste officielle retrouvèrent aussi « la liberté ».

Quel crédit pouvons-nous alors accorder aux déclarations d'Eyadema sur l'inexistence de prisonniers politiques au Togo ?

Paul Kokou Kaledji, étudiant en architecture en France, kidnappé il y a deux ans, alors qu'il passait ses vacances à Lomé, reste toujours détenu, de même que Kpemsi Tchari dont nous n'avons aucune nouvelle depuis son arrestation.

Au mois de janvier 1978, on nous informait de la détention depuis plusieurs mois de Chief Sen-lekono II et de son frère Semekono Jacob accusés de « complot » contre le gouvernement et « d'espionnage » au profit du Ghana.

Les problèmes de frontière entre le Ghana et le Togo prennent aujourd'hui, plus que jamais des dimensions inquiétantes; de part et d'autre, on est sur le pied de guerre et on s'arme fébrilement. L'air dans cette région de l'Afrique aussi recèle une forte charge explosive. C'est là encore un alibi de [PAGE 181] plus pour détourner le peuple de ses véritables préoccupations et justifier, intensifier, légitimer la répression contre les opposants réels ou putatifs ou ceux-là qui osent cacher leurs opinions sous le paravent détestable de l'indifférence.

Il est inutile de revenir sur le cas de Gaston Charles Gnehou, beau-frère du Président. On pense naturellement à une sordide affaire de favoristime. Eh non. Accusé d'être à la solde d'un certain impérialisme, il fut d'abord dégradé et évincé de l'armée. Puis il fut grièvement blessé, ainsi que son épouse, lors d'une première agression opérée par un commando.

Il fut alors hospitalisé, et la nouvelle se répandit dans tout le pays. Et pourtant... et pourtant, quelques jours plus tard, Gaston Charles, le beau-frère du Président, sera achevé sur son lit d'hôpital lors d'une seconde agression. Cela se passait en août 1977.

Voilà le Togo. Aussi.

Nous venons d'apprendre en février 1978 la libération du Docteur Boukari Kerim, arrêté en 1970, sans jamais avoir su sous quel chef d'accusation et sans nul jugement. Il n'a retrouvé le soleil qu'après huit ans de torture, avec une grave menace de cécité. Une loque ?

On est donc en droit de craindre pour la vie de ces milliers de détenus anonymes qui croupissent dans les prisons du Timonier-tortionnaire, comprimés, broyés par un appareil carcéral moyenâgeux, intégralement déshumanisé, pour un vague délit d'opinion qui, au Togo, est le premier article d'un acte constitutionnel inexistant.

Il en sera ainsi tant que nous ferons preuve d'indifférence et que nous ne briserons pas le silence complice, notre silence-génocide.

Albert MESNARD