© Peuples Noirs Peuples Africains no 2 (1978), 149-156.



APERÇU DE L'APPAREIL JURIDIQUE
D'UNE DICTATURE FASCISTE FRANCOPHILE D'AFRIQUE NOIRE

Abel EYINGA

Nous nous proposons de donner, dans notre numéro 3 (mai-juin) un important compte rendu de l'excellent livre d'Abel EYINGA « Mandat d'arrêt pour cause d'élections »[1].

Publié depuis près de quatre mois, ce livre, au moment où nous mettons sous presse, paraît devoir être victime de la traditionnelle conspiration du silence dont la presse parisienne de gauche ou de droite frappe les ouvrages politiques d'auteurs africains, à moins qu'ils ne fassent l'éloge de la « coopération franco-africaine », ce qui n'est pas le cas de ce livre. Pourtant, que d'informations, que de noms connus, que de faits instructifs autant que vérifiables dans cet ouvrage de 250 pages.

Abordant le régime camerounais avec l'arme de sa double spécialisation – professeur de droit ( à Alger) et journaliste -, Abel Eyinga, qui est d'ailleurs une personnalité connue de l'opposition camerounaise, excelle, entre autres, à mettre en évidence, ainsi qu'on le verra dans les extraits que nous donnons de son livre dans les pages qui suivent, l'irréversible escalade législative et réglementaire de la répression dans laquelle est engagé, malgré ses discours, l'homme que la France imposa au Cameroun en 1958, et qu'elle persiste à soutenir contre l'évidente volonté des populations africaines, traitées constamment comme quantité négligeable ou même, collectivement, comme une troupe ennemie.

On devra prendre connaissance de ces horribles lois, ordonnances, décrets, etc., en n'oubliant jamais qu'ils ont tous été rédigés, fignolés, ciselés par des assistants techniques français; la barbarie qui s'en dégage n'est donc nullement le fait de l'Afrique, mais bien celui de l'Occident – en l'occurrence, du colonialisme et du racisme français. [PAGE 150] Ci-dessous les différents décrets, lois et ordonnances qui ont procédé à la prorogation systématique de l'état d'exception entre 1959 et 1970 :

– Arrêté 3270 du 29 septembre 1959 prorogeant de trois mois l'état d'alerte dans le département du Wouri.

– Arrêté 3272 du 29 septembre 1959 prorogeant l'état d'alerte pour une nouvelle période de trois mois dans le Bamiléké.

– Arrêté 3272 du 30 septembre 1959... dans le Nyong et Sanaga.

– Arrêté 3414 du 8 octobre 1959... dans les départements du Nkam, Mbam, Sanaga maritime, Nyong et Kellé, Ntem, Dja-Lobo.

– Arrêté 3520 du 16 octobre 1959... dans le département de Kribi; un précédent arrêté 2241 du 15 juillet 1959 y avait proclamé l'état d'alerte quelques semaines plus tôt.

– Ordonnance no 2 du 12 janvier 1960 prorogeant « jusqu'à nouvel ordre » l'état d'alerte dans les départements du Wouri, Bamiléké, Nyong et Sanaga, Nkam, Mbam, Sanaga maritime, Nyong et Kellé, Ntem, Dja-Lobo, Kribi, Mungo.

– Décret 102 du 9 novembre 1960 prorogeant l'état d'urgence pour une nouvelle période de quatre mois dans les dix départements habituels.

– Loi 61-3 du 4 avril 1961 proclamant l'état d'urgence sur toute l'étendue du territoire de la République du Cameroun.

– Décret du 24 avril 1961 prorogeant l'état d'urgence dans les dix départements habituels pour une nouvelle période de quatre mois.

– Décret 76 bis du 4 juin 1961 procédant à la même prorogation.

– Décret 23 du 6 novembre 1961 étendant l'état d'urgence au Cameroun occidental (après la réunification et la création de la République fédérale du Cameroun le 1er octobre 1961).

Décrets de prorogation de l'état d'urgence
pour des périodes de six mois à compter de 1961

Au Cameroun oriental Au Cameroun occidental
– D. 31 bis du 5 nov. 1961 – D. du 8 octobre 1962
– D. 157 du 8 mai 1962 – D. du 24 avril 1963
– D. 382 du 30 octobre 1962 – D. du 11 octobre 1963
[PAGE 151]

– D. 130. du 24 avril 1963 – D. du 13 avril 1964
– D. 398 du 14 nov. 1963 – D. du 14 octobre 1964
– D. 156 du 10 mai 1964 – D. du 17 avril 1965
– D. 442 du 9 nov. 1964 – D. du 12 octobre 1965
– D. 168 bis du 11-5-1965 – D. du 17 mars 1966
– D. 500 du 10 nov. 1965 – D. du 8 octobre 1966
– D. 221 du 12 mai 1966 – D. du 6 avril 1967
– D. 543 du 2 nov. 1966 – D. du 21 octobre 1967
– D. 179 du 26 avril 1967 – D. du 29 mars 1968
– D. 169 du 3 nov. 1967 – D. du 27 septembre 1968
– D. 122 du 29 mars 1968 – D. du 27 mars 1969
– D. 389 du 27 sept. 1968 – D. du 27 septembre 1969
– D. 102 du 27 mars 1969 – D. 139 du 31 mars 1970
– D. 140 du 31 mars 1970 prorogeant l'état d'urgence pour une nouvelle période de six mois à partir du 14 14 mai 1970... prorogeant l'état d'urgence pour une nouvelle période de six mois à compter du 14 avril 1970...

Une fois institué de façon permanente, l'état d'urgence a vu sa nature sans cesse aggravée.

Mais qu'est-ce au juste que l'état d'urgence ?

Article 4: Dès la proclamation de l'état d'urgence dans un ou plusieurs départements déterminés et pendant la durée de celui-ci, les préfets intéressés pourront, par arrêtés immédiatement exécutoires dont ils rendront compte dans les moindres délais

1 – Soumette la circulation des personnes et des biens à des mesures restrictives et éventuellement à une autorisation administrative.

2 – Ordonner la remise des armes et des munitions et des postes de radio, ainsi que de faire procéder à leur recherche et à leur enlèvement.

3 – Interdire toutes réunions et publications de nature à entretenir le désordre.

4 – Eloigner les repris de justice et les individus qui n'ont pas leur résidence habituelle dans les lieux soumis à l'état d'urgence.

5 – Instituer des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé[PAGE 152]

6 – Interdire le séjour dans tout ou partie du département à tout individu cherchant à entraver de quelque manière que ce soit l'action des pouvoirs publics.

7 – Requérir les autorités militaires de participer en permanence au maintien des pouvoirs publics.

8 – Autoriser, par tout officier de police judiciaire civil ou militaire, des perquisitions à domicile de jour comme de nuit.

Article 5: Dès la proclamation de l'état d'urgence et pendant la durée de celui-ci, le ministre de l'Intérieur sur toute l'étendue du territoire soumis à l'état d'urgence, et les ministres ou secrétaires d'Etat délégués dans les provinces, à l'intérieur de leur circonscription territoriale pourront, par arrêtés immédiatement exécutoires:

1 – Ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons, et lieux de réunion de toute nature;

2 – Organiser le contrôle de la presse et des publications de toute nature, ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ou artistiques;

3 – Dissoudre toute association ou groupe de fait qui provoquerait à des manifestations armées ou présenterait par sa forme et son organisation militaire le caractère de groupe de combat ou de milice privée, ou aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national, à l'unité nationale ou à la forme républicaine du Gouvernement;

4 – Prononcer l'assignation à résidence, dans une circonscription territoriale ou localité déterminée, de tous individus résidant dans la zone soumise à l'état d'urgence qui s'avéreraient dangereux pour la sécurité publique;

5 – Autoriser la réquisition des personnes et des biens. L'assignation à résidence doit permettre à ceux qui en font l'objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d'une agglomération.


L'autorité administrative devra prendre toutes dispositions pour assurer la subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille.

Article 7 Dans les parties du territoire national où l'état d'urgence a été déclaré, la compétence de la juridiction militaire s'étend de plein droit : [PAGE 153]

1 – A toutes les affaires dans lesquelles se trouve inculpé un militaire ou un assimilé;

2 – Aux crimes et délits contre la sûreté intérieure de l'Etat, et aux infractions à la législation sur les armes;

3 – Aux crimes contre la paix publique les personnes ou les biens, commis avec port d'armes ou usage de violences;

4 – A tous crimes et délits connexes aux infractions qui précèdent.

Le Premier ministre pourra, sur la proposition conjointe du garde clés Sceaux, ministre de la Justice et ministre des Forces armées, créer un ou plusieurs tribunaux militaires temporaires compétents pour une zone déterminée.

Article 8 : Les élections législatives sont suspendues dans les circonscriptions où l'état d'urgence a été déclaré, et le mandat des députés à l'Assemblée nationale venu à expiration est ipso facto prorogé jusqu'à la cessation de l'état d'urgence.

Article 9: Les citoyens continuent, nonobstant l'état d'urgence, à exercer tous ceux des droits garantis par la constitution dont la jouissance n'est pas suspendue en vertu des articles précédents (4).

Article 10 : Toute infraction aux dispositions de la présente ordonnance et à ses mesures d'application sera punie d'un emprisonnement de deux ou cinq ans et d'une amende de trois cent mille à un million de monnaie locale.

Les coupables pourront, en outre, être interdits, en tout ou en partie, des droits civiques, civils et de famille pendant cinq ans ou moins et dix ans au plus à compter du jour où ils auront subi leur peine.

L'interdiction de séjour pourra aussi être prononcée contre eux pendant le même nombre d'années.

Article 11 : L'exécution d'office, par l'autorité administrative, des mesures prescrites peut être assurée nonobstant l'existence de ces dispositions pénales.

Article 12: Les mesures prises en application de la présente ordonnance cesseront d'avoir effet en même temps que prendra fin l'état d'urgence.

Toutefois, après la levée de l'état d'urgence, les tribunaux militaires continueront de connaître des crimes et délits dont ils étaient déjà saisis [PAGE 154]

1. Ordonnance no 62-OF-18 du 12 mars 1962 portant répression de la subversion

Le président de la République fédérale Vu la Constitution, notamment en son article 50.

ORDONNE:

Article premier. – Quiconque aura, par quelque moyen que ce soit incité à résister à l'application des lois, décrets, règlements ou ordres de l'autorité publique, sera puni d'un emprisonnement de trois ans et d'une amende de 100000 à 1 millions de francs ou l'une de ces peines seulement.

Art. 2. – Quiconque aura, par quelque moyen que ce soit, porté atteinte au respect dû aux autorités publiques ou incité à la haine contre le Gouvernement de la République fédérale ou des Etats fédérés ou participé à une entreprise de subversion dirigée contre les autorités et les lois de ladite République ou des Etats fédérés, ou encouragés cette subversion sera puni d'un emprisonnement de un à cinq ans et d'une amende de 200 000 à 2 millions de francs, s'il y a lieu à des peines plus fortes prévues par les lois et décrets en vigueur.

Art. 3 – Quiconque aura soit émis ou propagé des bruits, nouvelles ou rumeurs mensongères, soit assorti de commentaires tendancieux des nouvelles exactes[2] lorsque ces bruits, nouvelles, rumeurs ou commentaires sont susceptibles de nuire aux autorités publiques sera puni des peines prévues à l'article 2.

Art. 4 – Les infractions prévues aux articles 1, 2, 3 de la présente ordonnance sont déférés aux tribunaux correctionnels. La poursuite est obligatoire en cas de dénonciation émanant du préfet. Les dispositions de l'article 463 du code pénal et de la loi du 26 mars 1891 ne sont pas applicables. En cas de récidive la peine de prison sera toujours prononcée.

Si l'auteur de l'infraction est fonctionnaire, agent ou employé d'un service public ou militaire, le tribunal pourra le déclarer à jamais incapable d'exercer aucune fonction publique.

Art. 5 – La présente ordonnance recevra application jusqu'à une date qui sera fixée par décret fédéral.

[PAGE 155] Les infractions commises avant la date prévue à l'alinéa précédent continueront cependant à être poursuivies et jugées conformément aux dispositions de la présente ordonnance. Demeureront de même en vigueur les décisions individuelles prises en application de l'article 4.

Art. 6 – La présente ordonnance qui sera exécutée comme loi de l'Etat sera publiée selon la procédure d'urgence ainsi qu'au journal officiel de la République fédérale du Cameroun en français et en anglais, les textes français et anglais faisant également foi; le premier au Cameroun oriental, le second au Cameroun occidental.

Yaoundé, le 12 mars 1962
Ahmadou AHIDJO

Abel EYINGA


[1] Librairie-Editions l'Harmattan, 18, rue des Quatre-Vents, 75006 Paris 1978, 250 pages. 42 F (+ 3 F de port).

[2] Souligné par P.N.-P.A