© Peuples Noirs Peuples Africains no 1 (1978), 1-26.



POURQUOI?

Pourquoi PEUPLES NOIRS - PEUPLES AFRICAINS ?
Pourquoi une revue des radicaux noirs de langue française ?
Peuples Noirs - Peuples Africains, publication d'abord bimestrielle, doit devenir mensuel dans un an ou deux si nous réussissons[1].

L'idée de cette revue est d'abord née de l'écœurement d'un couple qui, militant pour l'application des droits de l'homme aux prisonniers politiques d'Afrique francophone, et en particulier du Cameroun, prit avec effarement la mesure de l'extraordinaire muraille de Chine invisible dressée par Paris autour de ses chasses gardées du continent noir, paradis intouchables et d'ailleurs inabordables de la dictature, de la torture, du camp de concentration et de combien d'autres fleurs de haute civilisation.

Mais tout se tient; et, loin de borner son exigence à l'extension des accords d'Helsinki aux dictatures fascisantes que Paris protège en Afrique noire, Peuples Noirs - Peuples Africains s'assigne pour mission l'examen inlassable, toujours renouvelé, chaque fois mieux approfondi, du sort imposé aux peuples d'Afrique sous couleur d'authenticité dans l'indépendance, [PAGE 2] aux Bantous d'Afrique du Sud, nos frères, sous prétexte de développement séparé, aux Noirs de toutes les Amériques sans aucune raison, ainsi qu'à toute la diaspora noire et africaine dispersée à travers l'Occident : travailleurs migrants et leurs enfants venus au monde sur les rives de leur esclavage, étudiants, intellectuels et artistes en exil, militants et leaders révolutionnaires ou progressistes bannis par des gouvernements dévoués à l'impérialisme.

On nous dira : était-il besoin pour autant d'une publication spécialisée, hérissée de surcroît d'un titre agressif à la limite d'un racisme à rebours ?

Nous convenons sans aucune hésitation que l'histoire de ces deux derniers siècles, taillée à coups de serpe par l'expansion galopante du capitalisme, a réduit les peuples africains, et les Noirs en particulier, en simple unité intégrante de l'armée internationale des prolétaires; il ne nous semble pourtant pas moins indéniable que, soutiers pour ainsi dire tout naturels de l'abondance occidentale, nous formons, à l'instar des femmes dont l'autonomie de lutte est désormais reconnue comme légitime, une catégorie spécifique de prolétaires qui, parce que son oppression se réalise suivant des modalités particulières, telles que le racisme, a droit à des tribunes réservées pour y faire retentir sa revendication propre, pour se défaire surtout de cette malédiction qu'on dit être le symptôme infaillible de l'esclavage, la privation de parole.

Faut-il illustrer ce propos ? Citons la présomption de virginité déjà mentionnée dont bénéficie tacitement l'Afrique dite francophone, scandaleusement épargnée par la tempête d'une campagne en faveur des droits de l'homme menée depuis de longues années par des organisations internationales qu'on nous dit pourtant au-dessus de tout soupçon – sans doute comme la femme de César.

Evoquons encore, parmi plusieurs affaires récentes, celle-ci demeurée dans la mémoire de dizaines de milliers de militants progressistes et révolutionnaires négro-africains : en 1971, deux dirigeants populaires camerounais, le chef révolutionnaire Ernest Ouandié, président de l'Union des Populations du Cameroun, parti clandestin d'opposition révolutionnaire depuis la colonisation, et Mgr Albert Ndongmo, évêque progressiste catholique de Nkongsamba, sont condamnés à mort par un tribunal militaire aux ordres du président fantoche du Cameroun, Ahmadou Ahidjo, protégé par la France. [PAGE 3]

Ernest Ouandié, le révolutionnaire, est presque aussitôt exécuté sur la place publique de sa ville natale. Plus heureux grâce à une intervention énergique du Vatican, l'évêque, bénéficiaire d'une commutation de peine, est déporté dans un camp de concentration.

Faute d'une caisse de résonance à l'extérieur du continent noir, les militants africains durent assister impuissants à l'escamotage par la presse bourgeoise et néo-colonialiste d'un scandale politico-judiciaire dont l'indignité ne le cédait pourtant en rien à celle des procès de Burgos et de Stalingrad, de peu antérieurs, à l'occasion desquels le monde entier avait vu les militants progressistes et les humanistes bourgeois se mobiliser dramatiquement et imposer au moins dans un cas un verdict d'indulgence.

La leçon de l'affaire Ouandié-Ndongmo est de celles qu'un homme de cœur, et à plus forte raison un militant, n'oublie pas. Et les Camerounais qui, de Paris par exemple, se démenèrent pour arracher Ernest Ouandié au peloton d'exécution tramé de longue main par les fantoches de Yaoundé, se souviendront toujours que des journaux français communément classés à gauche, tels Le Monde et Le Nouvel Observateur, ne se gênèrent pas pour les éconduire. Bien mieux, dans le premier nommé, des responsables de la rubrique Afrique noire entamèrent carrément une consternante campagne de mensonges dans l'intention de terroriser et de décourager les rares sympathies que les violences flagrantes endurées par le prélat noir au cours de son arrestation et pendant les très longues semaines de détention et de total isolement qui la suivirent avaient suscitées en France.

Un an plus tard, le modeste ouvrage écrit par Mongo Beti pour faire justice de calomnies de scribes manifestement gagés et replacer sous leur véritable jour ces procès de Yaoundé, les plus ahurissants de toute l'histoire pourtant fertile en tragédies de ce malheureux pays, fut interdit par le gouvernement français et saisi à Paris chez l'éditeur François Maspéro, sans que l'affaire provoque le moindre remous dans la puissante presse de la gauche humaniste si prompte à s'enflammer quand les écrivains sont persécutés à Buenos Aires, à Prague ou à Moscou, autant dire partout ailleurs qu'en France.

Signalons que cette interdiction venait après celle d'un ouvrage de Cléophas Kamitatu, ancien compagnon de Patrice Lumumba, sur le Zaïre du général Mobutu, ci-devant Joseph [PAGE 4] Désiré, et après celle d'un livre de Jules Chomé, avocat belge, sur le même Zaire du même général Mobutu, tous ouvrages publiés par les éditions François Maspéro. Loin d'être fortuite, cette censure traduisait bel et bien dans les faits une savante et froide stratégie impérialiste du silence sur l'Afrique, imposé par tous les moyens, y compris le bâillon publiquement posé et maintenu coûte que coûte sur tous les témoins crédibles des crimes d'un système qui ne peut plus dissimuler qu'il a fait entrer l'effusion du sang des Noirs dans l'arsenal ordinaire de ses techniques de domination[2].

LA FRANCOPHONIE PERVERTIE ET DETRAQUEE

Que, par tous les moyens, y compris, quand cela est possible, les plus sauvages, et notamment l'embargo d'une censure moyenâgeuse, le capitalisme s'ingénie à conserver les marchés de sa verroterie autrement invendable, ainsi que les indispensables sources de matières premières quasi gratuites, rien là que de banal.

Observons toutefois que, par une contradiction qui est comme une plaie constamment à vif et qui ne peut manquer de faire la part belle à la dénonciation des intellectuels des peuples dominés, et en particulier des peuples africains, cette même France capitaliste, sans doute plus que toute autre [PAGE 5] puissance, tient à une réputation séculaire de mère des arts et des lois, de phare des nations sur le chemin des lumières et de la civilisation. Et voilà un pays qui fait irrésistiblement penser à l'homo duplex d'Hugo. Comme tous les êtres doubles, c'est un pays secrètement torturé, écartelé qu'il est entre l'appel de son image narcissique de prestige et de pureté humaniste d'une part, et d'autre part la postulation ténébreuse de la barbarie inhérente à la récolte de superprofits africains. D'où un conflit permanent – la distorsion cruelle entre le discours flamboyant, répercuté à tous les échos, et la realpolitik sournoise et chafouine, entre les chatoiements du spectacle complaisamment déployé sur la scène et la vérité malodorante des coulisses jonchées de cadavres, entre la chimère mirifique et la nécessité sordide.

Alors, il devient impérieux de parer avec une efficacité constamment maximale à l'esclandre sans cesse menaçant d'une confrontation explosive entre l'illusion de coopération franco-africaine et l'obscénité quotidienne du pillage, qui veut dire protection jalouse des dictatures impitoyables ne reculant pas même, comme celle d'Ahmadou Ahidjo au Cameroun, devant le génocide. Pour cette parade, il a fallu inventer une sorte d'institution occulte, à la nature ambiguë, mi-figue mi-raisin, mi-police d'intimidation mi-agence de corruption.

Et voilà toute l'atmosphère de ce qu'on appelle la coopération franco-africaine accablée par la tension chronique d'une conspiration sous-jacente dont le centre, pour parodier une formule célèbre, est partout et la circonférence nulle part, par la grâce de quoi rien n'est naturel, même si tout paraît normal. Elle frappe d'un soudain mutisme les éloquences les plus volubiles, transforme des vertus établies en fleurs de trottoir, pétrifie mystérieusement des dynamismes jusque-là turbulents, contraint à d'étonnantes palinodies des sages jusque-là émules d'un Socrate, fait de jeunes espoirs aux ambitions effrénées de vieilles rosses avachies.

Ce sont là quelques paradoxes de ce qu'on a appelé le foccartisme, du nom de celui qui, pendant plus d'une décennie, dans l'ombre du général de Gaulle, mena la danse de ce ballet infernal, réglé, dit-on, pour mettre les Africains en vedette, mais dans lequel ils n'ont le choix qu'entre deux rôles également indignes et révoltants, également sujets à la risée : le béni-oui-oui adulé en apparence, mais secrètement méprisé comme toutes les marionnettes, ou l'imprécateur condamné aux ténèbres extérieures. [PAGE 6]

Que l'on compare donc une réunion des dirigeants suprêmes du Commonwealth multicolore comme l'arc-en-ciel de l'humanité universelle avec un rassemblement folklorique autant qu'étriqué des présidents français et africains, toujours appelé, très abusivement faut-il le préciser, sommet des chefs d'Etat francophones, et l'on mesurera toute la distance séparant une tentative réellement fraternelle et démocratique de la résurgence baroque du féodalisme le plus archaïque. D'un côté, des responsables défendant âprement mais courtoisement les intérêts des peuples dont ils ont la charge, ajustant leurs oppositions au cours de marchandages exempts de cachotterie. On s'exprime ici en toute franchise, ainsi qu'il convient à des hommes qui se veulent les mandataires de peuples libres; sans s'ériger en système, l'invective ne s'assimile pas automatiquement au blasphème inexpiable. Idi Amin Dada lui-même n'est pas jugé un personnage trop abject pour avoir le droit de s'en prendre, si telle est sa fantaisie, au Premier ministre de Sa Gracieuse Majesté. De l'autre côté, contemplez-moi cette brochette de muets du sérail fagotés dans leur costume du dimanche hâtivement taillé à Nice dès l'arrivée des vassaux sur les terres du suzerain pointilleux sur le bon état des livrées; regardez-les alignés comme des quilles hiératiques autour du grand sorcier pillard blanc, tandis que sur ces tréteaux d'un autre âge plane l'ombre d'un Sékou Touré trépignant et vitupérant, autre pantin.

Mais c'est toute la francophonie, la vraie et la fausse, l'ancienne autant que la nouvelle, l'officielle et la marginale, la légitime et la bâtarde, celle de l'ancien monde comme celle du nouveau[3], sans compter bien entendu l'africaine, [PAGE 7] qui est gangrenée, pervertie, détraquée par le secret ravage du cancer de la maffia foccartiste. De quelque côté qu'on se tourne dans ce système, on a le nez agressé par une pestilence et une infection distillées d'en haut, aspirées avec délice ou répulsion aux différents échelons intermédiaires et subalternes, mais toujours subies dans l'impuissance et le sentiment désespéré de l'asphyxie par les masses africaines sans défense.

Quel hiérarque de la francophonie consacrée, quel prébendier de ses nombreuses institutions a-t-on jamais entendu déplorer par exemple, qu'une censure partout féroce, certainement connue des nombreux assistants techniques français qui peuplent là-bas les antichambres des pouvoirs, frustre de leurs auteurs préférés les différents publics nationaux de l'Afrique noire francophone ? Lequel de ces dignitaires pourtant volontiers solennels a-t-on jamais vu protester contre les saisies – et les interdictions de livres, auxquelles nous venons de dire que Paris se livre sans pudeur, tout en s'ingéniant à demeurer envers et contre tous l'unique foyer de création littéraire franco-africaine, puisqu'il monopolise l'édition, l'impression et la diffusion de cet outil culturel capital, le livre ? Sont-ce donc les moyens d'agir qui manqueraient à nos apôtres ou les tribunes d'où élever la voix ? On n'entend pourtant plus, on ne voit plus qu'eux dans les journaux, les ministères, les académies, les instituts, les offices divers, les fondations, l'Unesco, les radios, les télévisions, et les autres media.

N'est-on pas fondé, bien au contraire, à imaginer les propres grands-prêtres de la mystique francophone tirant les fils du complot inspirant aux marionnettes noires l'étranglement de la création et de l'initiative africaines ? Si l'adage hic fecit cui prodest dit vrai, où vise donc cette vaste entreprise d'étouffement des créateurs noirs sinon à laisser le champ libre à nos éternels ennemis, ces gens en place à jamais dirait-on, symboles de plus en plus irritants de la persistance de notre oppression, dont même le terme prétendu de l'administration directe aura miraculeusement oublié d'entamer les prérogatives et les fromages : administrateurs des colonies un peu trop facilement mués en professeurs d'universités, ethnologues courtisans frayant peu scientifiquement la voie aux multinationales, commentateurs politiques entretenant l'opinion dans la paranoïa infantile de leurs songes de frères ignorantins ? Qui, tablant sur notre mutisme forcé, poursuit insolemment son insipide monologue, combien suranné pourtant et même franchement sénile, mais requérant d'autant [PAGE 8] plus impérativement l'assistance contre toute concurrence, industrie en déclin qui ne survit que ceinte d'une Ligne Maginot protectionniste ?

A observer les relations qu'une certaine intelligentsia parisienne, qui se réclame souvent de la gauche, si soupçonneuse en tout cas, si vindicative à l'égard des horribles dictateurs latino-américains, tous vendus comme chacun sait à la C.I.A. et aux transnationales yankee, n'hésite pas à nouer ou à entretenir avec les Pinochets non moins dégoulinants du sang de populations innocentes qui constellent l'Afrique noire dite francophone, on ne sait s'il convient d'éclater en sanglots, de s'esclaffer ou de se pincer pour se réveiller d'un mauvais rêve. Quoi de plus significatif à cet égard que ces quelques anecdotes.

LA NOUVELLE TRAHISON DES CLERCS
ou les voies du silence

Début 1972, quand Mongo Beti eut fini de rédiger les trois premiers chapitres de « Main basse sur le Cameroun » (qu'il intitulait alors « Les Procès du Cameroun »), il en adressa, selon la coutume, une copie à plusieurs éditeurs parisiens dont la réponse, à l'exception de François Maspéro, fut bien entendu négative. Ils donnaient de leur refus une justification commercialement plausible sinon moralement satisfaisante, déclarant, à l'exemple de Robert Laffont, qu'un tel ouvrage ne correspondait pas aux goûts de leur public habituel. Un seul crut pouvoir déroger à la neutralité du spéculateur du papier imprimé et infliger à l'auteur une leçon de déontologie littéraire malheureusement épicée d'un zeste d'intimidation, comme il en va inévitablement dans les cours de morale. Il s'agit de Jean Lacouture, chresmologue de la gauche germano-pratine, se disant l'ami de feu Medhi ben Barka et même, à l'occasion, militant du tiers monde, en tout cas pilier du Nouvel-Observateur où on le vit pourfendre semaine après semaine les abominables dictateurs Thieu et Lon Nol, ces suppôts mercenaires de la C.I.A. et du Pentagone, qui tourmentaient leurs malheureux peuples pour le [PAGE 9] compte de l'impérialisme... américain, bien sûr (ben, voyons !).Tel est le rayonnement du prophète, par ailleurs directeur de la collection Histoire immédiate au Seuil, qui, ayant lu le manuscrit des « Procès du Cameroun » (futur « Main basse sur le Cameroun »), prend sa plus belle plume le 28 février 1972 pour adresser à l'auteur la lettre que voici :

    « Cher monsieur,
    « Nous vous remercions de nous avoir envoyé votre manuscrit sur les « Procès du Cameroun ». Ce violent réquisitoire contre la personne même de M. Ahidjo nous semble trop passionnel, trop diffamatoire pour constituer une « autopsie » scientifique. Il ne suffit pas d'attaquer un homme pour attaquer un régime.
    « Je pense même que le ton et la forme de ce pamphlet nuisent à vos idées et à votre cause dans la mesure où il ne peut convaincre sans arguments solides.
    « Pour toutes ces raisons, il nous est malheureusement impossible d'envisager de publier votre livre.
    « Avec tous nos regrets, nous vous prions... », etc.

Fort bien ! Mais le hasard, qui ne manque ni de malice ni d'ironie, voulut que, six mois plus tard, le roi du Maroc Hassan II, qui venait d'échapper par miracle à un attentat joliment manigancé ma foi, essuyât dans le Nouvel-Observateur, et sous la plume de Jean Lacouture, maître à penser de la gauche tiers-mondiste bien connu, les mêmes critiques qu'articulait le livre de Mongo Beti[4] contre le président du Cameroun Ahmadou Ahidjo, potentat autrement plus sanguinaire que le souverain chérifien mais étroitement lié, lui, à l'Elysée. Il s'ensuivit un échange de sarcasmes d'une urbanité dont sans doute personne ne goûta la saveur autant que l'auteur de Main basse sur le Cameroun, Hassan II, ayant, par exemple, traité finement Jean Lacouture de laissé pour compte du Protectorat.

Ce n'est pas cette retentissante avanie qui pouvait empêcher le gourou parisien de parrainer la publication, à Paris, en 1976, d'un « pamphlet » de Jean Alata, intitulé « Prison [PAGE 10] d'Afrique », interdit et saisi par le gouvernement français, à la fureur fracassante du maître. Mais, l'ouvrage circulant en France sous le manteau, chacun peut en apprécier le caractère diffamatoire et passionnel vérifiant une fois de plus l'apophtegme lacouturien selon lequel « il ne suffit pas d'attaquer un homme pour attaquer un régime ». Vérité en deçà...

Jean Lacouture ayant nié par la suite et plutôt piteusement avoir nourri aucune intention de censure ou d'intimidation en écrivant à Mongo Beti, nous évoquerons donc une autre affaire, mettant en cause non plus l'élégant gourou et militant du tiers monde de Saint-Germain, mais des intellectuels d'une espèce avec laquelle on serait bien étonné qu'il n'eût pas plus d'une affinité.

Mongo Beti reçut, en juin 1977, la lettre suivante, signée Yves Person :

    « Cher monsieur,
    « Je vous connais évidemment, et j'ai lu la plupart de vos œuvres, mais je ne sais si vous me connaissez. Ancien administrateur (jusqu' en 1961), je suis titulaire de la chaire d' « histoire africaine » de Paris I. Je suis par ailleurs notoirement Breton et membre actif du P.S., où je m'occupe particulièrement des minorités nationales et du tiers monde.
    « Avec Catherine Coquery et Ch.-A. Julien, je suis l'un des co-éditeurs des « Africains », série lancée par Jeune Afrique.
    « C'est à ce dernier titre que je vous écris.
    « Nous cherchons en effet un auteur acceptant d'écrire un article biographique sur Ruben Um Nyobé, selon les normes de la collection. Ce travail est très[5] bien payé, mais je sais bien que cet aspect ne vous retiendra pas, je me dois seulement de le signaler.
    « L'article doit être écrit dans un esprit et sur un ton historiques. Il comptera 25 à 30 pages (doct. 251, double interligne). Il sera accompagné de 4 à 5 photos, si possible inédites (voire davantage) et de 4 à 5 documents (textes d'Um Nyobé ou témoignages) à publier en encart. Eventuellement une carte.
    « Si je dis que le ton doit être historique, je veux dire qu'il ne doit être ni littéraire ni polémique, je ne veux pas dire que le ton ne doit pas être engagé. Au demeurant, cette [PAGE 11] histoire parle d'elle-même. Et nous n'avons pas l'habitude de censurer nos auteurs[6] : vous serez donc parfaitement libre. Je joins ici quelques documents définissant votre travail. Après la signature du contrat, on pourra sans doute vous attribuer l'un des volumes de la série, à titre d'indication. Vous pourrez signer soit Mongo Beti, soit de votre véritable nom.
    « Vous devez venir souvent à Paris, je serais très heureux de profiter de l'occasion pour faire votre connaissance...
    « Croyez, cher monsieur... », etc.

Plus dérouté que le paysan du Danube de la fable devant cette révélation inattendue des arcanes de la vie parisienne, le destinataire de cette lettre ne vit d'abord dans la proposition insolite qui lui était faite que la millionième illustration de l'inconséquence bien connue de lui d'une certaine gauche n'hésitant pas à concubiner publiquement avec les plus fieffés féodaux et réactionnaires africains. C'est donc plutôt distraitement qu'il s'étonna que les noms d'Yves Person et de Ch.-A. Julien, qui lui étaient bien entendu élogieusement familiers, se trouvassent associés, sans doute depuis de longues années, à celui, dont la résonance écorchait son oreille, de Béchir ben Yahmed, le directeur capitaliste de Jeune Afrique. N'envisageant point de travailler pour ce négrier, il mit la lettre d'Yves Person de côté, ayant l'intention, au premier moment de loisir, d'exprimer un refus courtois à son correspondant.

Or, exactement vingt-quatre heures après la précédente, Mongo Beti reçoit une deuxième lettre d'Yves Person, s'il se peut, plus stupéfiante encore. En voici le texte :

    « Cher monsieur,
    « Je viens couvert de confusion m'excuser. Je me heurte en effet à un refus absolu des éditeurs qui craignent que votre nom, même votre nom d'état civil, ne leur ferme l'important marché camerounais[7]. [PAGE 12]
    « Donc, un temps pour rien. Pardonnez-moi.
    « Je serais heureux de vous présenter ces excuses de vive voix, si comme je l'ai proposé, nous nous voyons lors d'une de vos visites parisiennes de l'an prochain.
    « Bien à vous. »

SI N'ESTOIENT MESSIEURS LES CLERCS

NOUS VIVRIONS COMME BETES

Nous touchons ici du doigt le cœur même de ces « bizarreries » de la gauche, que les pédants désignent du terme pompeux et totalement insignifiant de contradictions, alors qu'il s'agit tout bêtement d'un summum d'hypocrisie chauvine et raciste, deux maux que notre revue se propose d'analyser fréquemment.

Le folklore de la gauche française voudrait, par exemple, s'agissant de l'Afrique noire ex-française, que nous comptions pour rien à Yves Person, militant breton et intellectuel du Parti Socialiste, la placide mansuétude avec laquelle il découvre la censure, un des monstres qui ravagent le plus cruellement les Français, chez ses amis et employeurs auxquels il prêtait la veille encore les plus édifiantes dispositions démocratiques. La crainte de perdre un marché, c'est-à-dire d'essuyer une interdiction en mécontentant un potentat, l'aurait-elle aussi peu troublé si l'autocrate s'était appelé Brejnev, Pinochet, Hugo Banzer, Balaguer, et tutti quanti ? Ne se serait-il pas alors débattu comme un beau diable pour étaler ce scandale sur la place publique ? Ou bien la soumission à l'argent est-elle entrée si avant dans les mœurs de Paris que ne pas s'y conformer relève déjà des usages anachroniques des Ostrogoths ou des cannibales ? Est-ce de bon augure lorsqu'on prétend œuvrer à l'émancipation des hommes en général, à celle des Noirs en particulier ? Comment libérer les hommes tout en érigeant l'argent en valeur suprême ? Si l'Histoire n'a pas encore définitivement établi que l'argent et le profit n'ont jamais rien produit en Afrique, en dehors des chaînes de l'esclavage, comme l'Afrique du Sud en fait [PAGE 13] la démonstration en ce moment même sous nos yeux, alors à quoi sert l'Histoire ?

Arrêtons-nous sur cette autre aberration, qui ne peut laisser de choquer à un moment où la gauche française unanime mène une véritable guerre contre Robert Hersant, dénoncé chaque jour avec véhémence comme un péril très menaçant pour les libertés et la démocratie : c'est pourtant à ce personnage que ressemble comme un frère jumeau le mécène de Jeune Afrique, auquel Yves Person, Ch.-A. Julien et Catherine Coquery-Vidrovitch, noms prestigieux de l'Université et de la gauche, ont demandé de financer « Les Africains », collection à vocation populaire et même enfantine, destinée donc à influer sur les masses et la jeunesse africaines.

Qui est donc M. Béchir ben Yahmed sinon cet homme qui, en 1972, s'acquit une réputation largement méritée de patron de combat, au cours d'une grève tristement célèbre par sa longueur et ses nombreux rebondissements, et qui se termina par la déroute des travailleurs épuisés, dont certains, ouvriers immigrés, ne tardèrent pas à être mystérieusement renvoyés dans leurs douars d'origine respectifs ? Et n'est-ce pas précisément un épisode de cette affaire qui révéla les liens unissant le milliardaire de presse au pouvoir gaulliste, en la personne d'un nommé Jacques Foccart, appelé depuis l'affaire Ben Barka l'homme au parfum, connu aussi pour être sans doute l'homme qui, à l'extérieur de l'Union Sud-Africaine, abhorre le plus les Noirs, vrai Boer de la francophonie, sorte de führer du pauvre, lui qui est considéré comme l'inventeur de ces Bantoustans à la française que sont les Républiques africaines francophones ?

Comment, quand ont maudit Robert Hersant, s'associer avec Béchir ben Yahmed ?

– Comment ? Mais rien de plus facile, répondrait Yves Person conformément à la tradition d'une certaine gauche. Rien de plus facile, car il convient surtout de ne pas appliquer mécaniquement, je dis bien mécaniquement, aux Africains, et notamment aux Africains francophones que j'ai le privilège de connaître particulièrement, les critères et les jugements qui ont cours sur d'autres continents.

– Mais pourquoi donc ?

– Parce que ce n'est pas la même chose, madââme, voyons, que voulez-vous que je vous dise, moi ! Ce n'est pas pareil, ce n'est pas pareil, voilà tout. C'est vrai enfin ! réfléchissons. Se proposer de gratifier le public camerounais [PAGE 14] d'une biographie du chef révolutionnaire et marxiste Ruben Um Nyobé conçue de manière à agréer à celui que vous appelez le dictateur néo-colonial Ahmadou Ahidjo, et envisager de jeter sur le marché chilien une vie de feu Salvador Allende Pouvant faire les délices du dictateur pro-arnéricain Augusto Pinochet ! Quel rapport entre deux projets aussi éloignés, ne serait-ce que géographiquement ? Vous dites qu'ils sont tous deux également odieux, également méprisables ? Où allez-vous donc chercher des idées aussi saugrenues. Mais enfin, réfléchissons encore, ma chère. Augusto Pinochet et Ahmadou Ahidjo, ça ne peut pas être la même chose; l'un est tout de même l'homme de paille de la C.I.A. et d'I.T.T., on l'a bien vu au moment du putsch de 1973; l'autre est un brave président africain qui fait ce qu'il peut, reconnaissez-le. A moins que vous ne lui reprochiez de bénéficier de l'assistance désintéressée de la France ? Oui, oui, oui, ça existe, il y a des gens ici qui n'hésitent pas à faire grief à la France d'être généreuse; c'est une espèce de mode masochiste.

Etc. Ainsi « raisonne-t-on » souvent à gauche en France.

Aussi avons-nous pensé qu'il était enfin temps que ce soit des Africains qui parlent de l'Afrique et des Africains aux Africains, tant est vrai pour les Africains, comme pour tous les autres peuples, n'en déplaise aux racistes avoués ou honteux, ce proverbe français venu du Moyen Age et qui déclare : « Si n'estoient messieurs les clercs, nous vivrions comme des bêtes. »

Plus magistralement qu'aucune des catégories en lutte qui les ont précédées, les militantes de la révolution féministe ont mis à jour un mécanisme éternel de l'oppression consistant pour les dominants à réduire les esclaves au silence, pour s'emparer de leur voix et parler en leur lieu et place, tout en justifiant cette usurpation par le mutisme obstiné des opprimés présenté comme un acquiescement librement consenti, comme le signe d'une délégation de pouvoir par tacite et éternelle reconduction. Comme les femmes, les Africains dits francophones n'ont cessé de subir la spoliation de parole, à l'exception de Senghor, de ses disciples et de ses protégés qui sont aux Africains ce que sont à Antigone, Ismène; à la suffragette, l'hétaïre; au tigre d'Hyrcanie, le fauve de Médrano; à Sitting Bull, le Cheyenne exhibé dans une réserve d'ethnologie; à Chaka, Mobutu Sese Seko.

Malheur au malotru qui a le mauvais esprit de s'insurger et de vouloir user de son droit naturel à la libre expression; [PAGE 15] aussitôt on lui rive son clou en lui crachant qu'il est un mauvais nègre et qu'il ferait mieux de prendre exemple sur le poète président, bientôt prix Nobel, nous assure-t-on. Au cours d'un colloque portant sur le Continent noir à Halifax, une ville du Canada, un orateur africain qui venait de se faire applaudir par la salle et en particulier par ses frères nombreux parmi l'assistance, fut soudain pris à partie par un contradicteur français, haut-fonctionnaire d'un quelconque ministère parisien qui, au milieu des huées, s'efforça de lui en remontrer sur l'africanité et la négritude. Situation grotesque mais tellement symbolique. C'est à cet état de choses que notre revue veut mettre fin à jamais.

[PAGE 16]

OU ?

Les ennemis des Noirs, toujours à l'affût même d'une ombre de défaillance ou de contradiction dans notre pratique, ne laisseront certes pas passer cette trop facile occasion de railler des intellectuels africains « trop douillettement nichés au quartier latin », selon leur expression traditionnelle. « Pourquoi donc une revue africaine à Paris plutôt qu'à Dakar, à Brazzaville, à Kinshasa ?... », vont-ils faire mine de ricaner.

Persiflent-ils pareillement les opposants chiliens à la dictature pro-américaine de Santiago quand ceux-ci se retrouvent à Paris et tentent de s'y organiser tant bien que mal ? Moque-t-on les animateurs de feu le printemps de Prague lorsque, réfugiés un peu partout en Europe occidentale, ils entreprennent de publier des périodiques et même des journaux importants ? Par quelle mystérieuse alchimie, si ce n'est la synthèse du chauvinisme et du racisme, la lutte pour la liberté, glorieuse quand des Chiliens, des Brésiliens, des Argentins la mènent contre une dictature fasciste proaméricaine, ou des Tchèques, des Hongrois, des Estoniens contre les tyrannies pro-soviétiques, se mue-t-elle subitement en sujet de plaisanteries quand ce sont les Africains qui entreprennent de la mener contre une dictature fasciste protégée par Paris ?

Nos détracteurs ne manqueront pas de brocarder le siège parisien de notre revue, mais ils n'ont cessé de féliciter un Ahmadou Ahidjo signataire d'accords dits de coopération, par la grâce desquels, par exemple, les maigres devises arrachées [PAGE 17] à la sueur de leur misérable front par les petits planteurs de cacao du Sud-Cameroun se retrouvent chaque année à la Banque de France, à Paris, pour soutenir le franc de Giscard et de Dassaut; d'une façon générale d'ailleurs, la gestion à Paris des monnaies africaines n'a-t-elle pas toujours été donnée par eux comme exemple de ce bon sens qui caractérise les chefs d'Etat africains amis de la France, fidèles plus qu'aucun autre à l'enseignement de l'Afrique éternelle. Plus récemment, ne s'est-on pas réjoui dans telle sphère de la gauche française en voyant s'élaborer à Paris, dans les services spécialisés du ministère de la Coopération, les réformes de l'enseignement et même les programmes scolaires des républiques africaines francophones ? Dans combien d'organes pourtant respectables, toujours prêts à se croiser pour l'autodétermination des peuples tchèque ou argentin, était-il courant naguère de faire honneur à Foccart d'avoir maintenu à Paris, malgré les indépendances, le vrai centre de décision dans les affaires africaines.

Et d'ailleurs, comme faisait remarquer un intellectuel noir à qui Jean Daniel, bien mal inspiré ce jour-là, comme trop souvent malheureusement, adressait ce même reproche tout à fait inattendu sous sa plume, depuis quand le Nouvel Observateur somme-t-il les sympathisants activistes de la cause israélienne d'aller immédiatement s'installer à Tel-Aviv ?

Enonçons donc à l'adresse de nos frères et surtout de nos camarades français si mal informés sur la situation réelle en Afrique dite francophone, un constat qui résume à la perfection le sort que nous a imposé le foccartisme : une revue comme la nôtre ne peut malheureusement pas plus paraître à Dakar, à Brazzaville, à Kinshasa... qu'un quotidien exaltant la politique de feu Salvador Allende ne pourrait paraître aujourd'hui à Santiago, une publication vantant le socialisme à visage humain circuler au grand jour à Prague, les œuvres de Frantz Fanon se vendre à la criée dans les lycées de Soweto ou les samizdat dans les rues de Moscou. Et nous ne mentionnons pas les obstacles purement techniques.

Notre revue se propose justement, entre autres tâches, de révéler comment, derrière le paravent de l'indépendance, les Africains dits « francophones » ont été ramenés à l'esclavage séculaire des Noirs, de détailler par le menu les tenants et les aboutissants d'un phénomène incroyable passé tout à fait inaperçu d'une opinion que la grande presse bourgeoise [PAGE 18] de droite autant que de gauche tenait savamment sous anesthésie à coup de Chili, de printemps de Prague et de goulags.

Le fait est là : tout comme sous la colonisation directe, et sans doute avec moins de risques encore, l'oppression des esprits, inséparable de celle des corps, se donne libre cours en Afrique francophone, alors que, à Paris, elle est obligée de prendre des gants. Pour le pouvoir, c'est toujours là-bas un jeu d'enfant d'étrangler une publication courageuse. Sur ce plan, comme sur tant d'autres, l'indépendance n'aura été qu'une immense duperie, une grossière nasse destinée à canaliser et à piéger les intellectuels, les créateurs, les militants formés par leur séjour à l'étranger, dans l'enfer des geôles, dans les camps de concentration, ainsi qu'en témoignent mille expériences connues, toutes identiques, toutes désastreuses.

A la revue, nous serons semblables au rat de la fable, instruit après bien des épreuves, à rechigner devant la boule enfarinée de la bureaucratie dorée mais avilie ou des rivalités fratricides et mesquines auxquelles les Bantoustans à la française réduisent, s'ils ont la faiblesse de regagner une patrie trop aimée, les survivants vaincus et résignés des générations successives de diplômés. Notre choix de l'exil déroute le foccartisme en le privant de son arme absolue, la récupération par le bâton alternant avec la carotte, la terreur associée à la corruption. Contre ceux de notre espèce, que lui reste-t-il sinon la guerre psychologique ?

LE RIDICULE N'EST PLUS CE QU'IL ETAIT

Il y a deux ans à peu près, une jeune fille de couleur qui rédigeait une thèse de troisième cycle s'aventura dans un organisme de documentation où officie l'inévitable Robert Cornevin, qui passe, même à l'étranger où les universitaires sont pourtant plus exigeants en matière d'africanisme, pour un grand spécialiste de l'Afrique, et qui appartient surtout à un type formidablement accompli du mandarin français, dont le pouvoir et la tyrannie désinvolte n'ont d'égale que son [PAGE 19] arrogance boursouflée doublée d'un déphasage hilarant à l'égard de son temps. Apprenant que la jeune étudiante qui venait par hasard de lui être présentée travaillait sur les œuvres de Mongo Beti, le Pontifex Maximus, qui ne peut se trouver en présence d'un intellectuel noir sans succomber aussitôt à la tentation paternaliste s'il en fut de le réduire au rôle de disciple admiratif et docile avant de le prendre sous son aile, n'hésita pas à adresser une sévère mise en garde à la jeune universitaire contre un auteur sur lequel il désapprouvait, quant à lui, toute recherche, pour deux raisons surtout : Mongo Beti n'était pas encore mort et, plus grave encore, ce romancier s'opposait à son président[8].

Cette argumentation est moins délirante qu'énigmatique, contrairement à ce qui pourrait être la première impression d'un non-initié; il peut donc être utile de décrypter au moins son second élément, au demeurant le plus significatif et le plus révélateur.

A défaut du consensus national dégagé par un débat permanent au Parlement et dans la presse, et des ressources financières, économiques et militaires écrasantes que les Américains mettent en œuvre pour perpétuer leur domination sur l'hémisphère Sud du continent, le type de néocolonialisme imposé furtivement à l'Afrique noire « francophone » par la paranoia gaullienne s'efforce surtout, outre la ruse et la violence feutrée, de jouer de la subordination forcenée des consciences africaines, de la camisole morale d'une idéologie dont les contradictions sont si flagrantes que seul le silence des intellectuels peut empêcher qu'elles n'éclatent aux yeux des populations décervelées par le double matraquage de la propagande et de la terreur; car, bien [PAGE 20] évidemment, le progrès, la liberté et la dignité auxquels aspirent spontanément les Africains ne sauraient se concilier que dans la mystification et la fantasmagorie avec l'anthropophagique boulimie de profits du capitalisme sauvage qui est seul connu sous ces cieux[9]. [PAGE 21]

Parallèlement à la guerre aux intellectuels, visant soit à leur neutralisation sociale évoquée tout à l'heure, soit à leur élimination physique par la prison[10] ou l'assassinat, des techniques de manipulation des masses enseignées par les guerres d'Indochine et d'Algérie forcent les populations décapitées à intérioriser leur assujettissement dont l'emballage peu ou prou attrayant est une sous-culture bricolée à la hâte et s'intitulant pompeusement francophonie.

Les idéologues foccartistes ont-ils trop présumé de leurs forces ? Ils semblent s'être enlisés dans le vain effort de conférer de la crédibilité à la francophonie entendue à la fois comme culture et comme politique. C'est comme de la glu où ses zélateurs sont condamnés à se débattre désespérément, contraints au besoin de compromettre leur respectabilité et leur position, comme le révèle l'agression personnelle à laquelle, en désespoir de cause, doit recourir Robert Cornevin contre un écrivain que ses amis et lui-même ont été impuissants à étouffer, en dépit de leurs efforts. Plus le foccartisme s'acharne à gagner du temps en renforçant sans cesse les mesures répressives visant à exclure à tout prix de la société africaine toute fonction critique, plus on devine qu'il est incapable d'échafauder une combinaison assez cohérente des valeurs pour résister même quelques semaines au feu d'un libre débat. [PAGE 22]

Cet échec se trahit sans doute le plus évidemment dans les anthologies de poètes et de romanciers africains francophones confectionnées à tour de bras depuis le lendemain des indépendances; elles éclosent dans les ténèbres de douteuses officines, dont la plus prospère, placée sous les auspices de l'éditeur parisien Fernand Nathan, tripatouille les textes à l'insu des auteurs eux-mêmes, en violation non seulement de traditions faisant obligation au critique de consulter l'auteur s'il est vivant, mais même des lois françaises relatives à la propriété littéraire.

C'est qu'il importe, par-dessus tout, de tenir à l'écart de cette sordide cuisine l'auteur, intellectuel peut-être indocile; car, la finalité de ces efforts est d'arracher aux œuvres d'auteurs africains, dût-on les forcer, des arguments, des images, des situations autorisant à présenter aux lycéens et aux étudiants africains, dans des commentaires souvent extravagants dus à la plume de critiques presque toujours blancs, et d'ailleurs extrêmement bien rémunérés, les calculs, les spéculations, les arrière-pensées et même les pires monstruosités du néo-colonialisme comme la fidèle traduction des aspirations ou des traditions authentiques de l'Afrique millénaire.

Ne voilà-t-il pas une bonne décennie, par exemple, que Robert Cornevin et d'autres théoriciens du gaullo-foccartisme se tuent à tenter de convaincre les Africains, malheureusement intoxiqués par des idéologies étrangères au continent et d'ailleurs incompatibles avec leur mentalité très particulière, que les dictatures sanguinaires qui constellent aujourd'hui « l'Afrique francophone », loin d'être les instruments dociles du capitalisme, nés des sombres intrigues sinon des interventions brutales de Paris, concrétisent au contraire à merveille, dans l'espace culturel de la planète, la fidélité des Africains au patrimoine de bon sens ancestral véhiculé par une philosophie dont le temps ni les dures épreuves de l'Histoire n'ont pu venir à bout.

Et d'éclairer doctement les arcanes de cette science ancestrale.

Maître charismatique, le chef africain traditionnel régnait sans partage sur son petit monde où présidaient l'harmonie et la concorde. C'était en quelque sorte comme dans une famille heureuse, unie dans la soumission au père, où le conflit était inimaginable, l'opposition un sacrilège, l'objection [PAGE 23] un blasphème, chacun s'empressant d'aller au-devant des désirs de ses aînés et d'obéir à leurs ordres[11].

Un Ahmadou Ahidjo, un Jean-Bedel Bokassa, par ailleurs empereur, un Omar Bongo, un Mobutu Sese Seko, ci-devant Joseph Désiré, ne sont-ils pas l'illustration la plus admirable, le paysage planétaire des cultures, de ce vénérable héritage ? Qui peut en douter, exception faite d'intellectuels noirs à l'évidence pervertis, comme Mongo Beti ? Car enfin si, par une coïncidence qui, pour être frappante et même renversante, ne dissimule pourtant aucun mystère, ces grands et charismatiques dirigeants se trouvent être aussi des amis de Giscard, auxquels il lui arrive parfois de prêter mainforte contre leurs oppositions, mille fois rien d'ailleurs, juste un petit coup de main ponctuel de temps en temps, oui vraiment, si cela se trouve être ainsi, en quelque sorte par la nature des choses, est-ce la faute de Paris ? Y a-t-il seulement faute ? Et si c'était une manifestation de la Providence ?

De là à proclamer Mongo Beti mauvais nègre, lui qui a le mauvais esprit de s'opposer à « son » président, tout comme les Allemands, sous l'Occupation, déclaraient mauvais Français les résistants, parce qu'ils avaient le mauvais esprit de douter du charisme d'un vieux maréchal protégé par les vainqueurs, il n'y avait qu'un pas que rien n'a pu dissuader notre grand spécialiste de l'Afrique de franchir, pas même la crainte qu'il pourrait se faire que, de proche en proche, il fut contraint d'appliquer la même logique à d'autres personnages aux noms plus retentissants, certes, que celui de Mongo Beti, tels que Soljénitsine, Pasternak, Neruda et, plus près de nous si on peut dire (francophonie oblige, !), Sartre et même... Charles de Gaulle.

Robert Cornevin a bien de la chance que le ridicule ne soit plus ce qu'il était du temps fabuleux où il tuait.

[PAGE 24]

COMMENT ?

« Peuples Noirs - Peuples Africains » souhaite devenir le lieu de rencontre idéal de militants, de leaders, de chercheurs venant de tous les horizons du progressisme radical noir et africain, à l'exception des adeptes du senghorisme et d'autres idéologies confusionnistes qui n'ont fait que trop de mal à l'Afrique et aux Noirs.

Le seul engagement collectif que nous exigeons de nos éventuels collaborateurs est de fournir à la revue des analyses claires, fondées sur des faits établis, et exemptes du jargon des chapelles; nous pensons qu'il convient de proscrire d'une publication comme celle-ci les professions de foi redondantes, écrites dans un style plus ou moins ésotérique.

La revue en tant que telle n'est donc ni marxiste, ni chrétienne d'extrême gauche, ni black-power, ni black-consciousness, mais sa destination naturelle est de publier des analyses inspirées de ces idéologies, non sans accueillir des auteurs plus indépendants à condition de servir sa finalité première, c'est-à-dire l'émancipation et le progrès des Noirs et de l'Afrique.

Nous nous engageons à donner à la jeune poésie et à la jeune fiction africaines de langue française ce qui leur a si cruellement manqué jusqu'ici, la plus totale liberté d'expression, mais aussi la place et l'écho les plus larges possibles. Nous demandons simplement aux auteurs de ne nous envoyer que des manuscrits dactylographiés.

Nous demandons de même aux auteurs blancs et noirs de maîtrises ou de thèses traitant de l'Afrique, quelle que soit la discipline, de nous en adresser si possible une copie, sans oublier d'y joindre un résumé de deux-trois pages maximum que, en tout état de cause, nous nous ferons un devoir de publier dans une rubrique spécialisée de la revue.

[PAGE 25]

AVEC QUELS MOYENS ?

Peuples Noirs - Peuples Africains, publication indépendante s'il en fut jamais, aura un financement totalement indépendant des puissances d'argent. De la même façon, la revue n'a fait ni ne fera acte d'allégeance ni à un mécène, ni à un riche éditeur, ni à un parti politique européen ou africain, ni à aucune organisation d'aucune sorte, mais elle ne s'interdira aucune collaboration ni aucun échange pourvu qu'ils soient fraternels et sauvegardent la dignité de chacun. Notre liberté de critique, allant s'il le faut jusqu'à l'iconoclastie, administrera chaque fois, même aux plus sceptiques, la preuve de cette totale liberté.

La revue, qui ne bénéficie donc point de fonds occultes, est la propriété d'un couple qui la finance avec les économies de quinze années de vie commune et de travail. C'est dire que, comme toujours dans ces cas-là Peuples Noirs - Peuples Africains, publication pauvre, ne pourra survivre que soutenu par la sympathie et la vigilance de ceux qui voudront bien lui accorder leur confiance en s'abonnant sans délai. Nous nous permettons précisément d'en appeler avec insistance à l'empressement de nos amis futurs abonnés en leur signalant que leur contribution peut seule désormais dresser un rempart protecteur entre la revue et l'inévitable assaut d'ennemis qui, eux, ne manquent ni d'argent, ni de complices dans les avenues du pouvoir, ni d'esprit de chicane ni de persévérance dans la haine. La prochaine livraison, numéro spécial consacré à un sujet jusqu'ici tabou, nous attirera à peu près inéluctablement les foudres des puissants de tous bords; en nous adressant sans plus attendre leur obole, nos amis commenceront déjà à nous affermir contre l'orage des saisies et des procès en avalanche. Si, par malheur Peuples Noirs - Peuples Africains ne [PAGE 26] suscitait pas dans l'opinion et assez promptement, pour ne pas dire immédiatement, l'intérêt qui lui voudrait de nombreux lecteurs et assez d'abonnés pour lui permettre d'accomplir la mission qu'il s'est donnée, notre revue préférerait se saborder purement et simplement plutôt que de compromettre son indépendance, son franc-parler et surtout la confiance et le respect du public dans des alliances suspectes ou des amitiés inavouables.

Aidez-nous !

Abonnez-vous rapidement et en grand nombre, pour en finir une bonne fois avec l'esclavagisme, le colonialisme et le foccartisme, sans oublier la négritude, leur p... respectueuse.

Déchirons enfin tous ensemble le bâillon de la honte qui étrangle l'Afrique « francophone ».

Brisons ensemble le silence imposé par Paris aux Noirs.

Rompons enfin le mur de Berlin de la francophonie.

LES EDITEURS.

[PAGE 27]

ABONNEMENT
[PAGE 28]

PROSPECTION

[PAGE 29]

SOUTENEZ VOTRE TRIBUNE

AIDEZ

« PEUPLES NOIRS / PEUPLES AFRICAINS »

A S'ETABLIR, A SUBSISTER, A SE MAINTENIR

COMME LE PORTE-PAROLE PAR EXCELLENCE

DES RARES NOIRS FRANCOPHONES

DES RARES AFRICAINS FRANCOPHONES

A OSER S'EXPRIMER

AVEC UNE LIBERTE TOTALE

ET MEME BRUTALE,

A OSER STIGMATISER

TOUTES LES FORMES D'OPPRESSION

ABONNEZ-VOUS !

A partir de la prochaine livraison (mars-avril 1978), paraîtra par tranches un roman inédit de Mongo Beti « La ruine presque cocasse d'un polichinelle. »

[PAGE 30]

POLITIQUE AUJOURD'HUI

[PAGE 31]

Unis, les Africains bouteraient immédiatement hors du continent noir leurs oppresseurs esclavagistes et colonialistes. Balkanisés, ils demeureront éternellement sous la coupe des frénétiques adorateurs du dieu Profit, à moins qu'ils ne tombent tous à brève échéance sous la loi sanguinaire du nouveau führer, Balthazar Vorster, selon la logique probable d'un complot qui se dévoile peu à peu avec certaines interventions récentes.

Oui, une nouvelle répartition des tâches africaines est sans doute en cours entre nos oppresseurs capitalistes.

Bientôt, les besognes sales du maintien de l'ordre sanglant incomberont peut-être au seul Balthazar Vorster, dont la réputation n'a plus rien à perdre, ni à gagner.

Alors, les dévoreurs de matières premières d'Europe et d'Amérique se borneront à l'aménagement d'une coopération élégante et à la diffusion accélérée d'une culture aliénante, baptisée humanisme, par antiphrase, sur la base d'une Afrique pacifiée et stabilisée définitivement par l'apartheid.

Aidez « Peuples noirs - Peuples Africains » à dénoncer l'odieux complot des mystiques de la rentabilité contre l'Afrique,

Abonnez-vous !

[PAGE 32]

ENFIN UNE TRIBUNE
DE LANGUE FRANÇAISE
DES RADICAUX NOIRS

PEUPLES NOIRS - PEUPLES AFRICAINS

Pour en finir une bonne fois avec l'esclavage des Noirs sur tous les continents, mais surtout, plus précisément, avec le foccartisme qui massacre et pille en l'Afrique dite francophone; avec la tartuferie paternaliste par laquelle se maintient la domination coloniale sur les Antilles « françaises » et avec la négritude senghorienne, leur sous-produit.

[PAGE 33]

apartheid NON

[Dos de la couverture du no 1]

Le silence des Noirs francophones progressistes, quelle que soit notre excuse, quelque violence que nous subissions nous-mêmes, rassure, encourage, consolide l'apartheid.

Notre abstention implique nécessairement notre complicité. L'opinion Internationale est irrésistiblement tentée de se dire : « Comment peuvent-ils se taire ? Seraient-ils Insensibles ? Irresponsables ? pleutres ? Est-il vrai que chaque peuple n'a que le destin qu'il mérite ? »

La dénonciation des esclavagistes d'Afrique du Sud s'amplifie partout à travers le monde, excepté, paradoxalement, en Afrique noire francophone. Les émules sud-africains d'Adolf Hitler sont peu à peu mis au ban du concert des nations, mais ils trouvent toujours des compères parmi les chefs d'Etat de l'Afrique noire cornaqués par Paris.

Est-ce un hasard ?

C'est notre mutisme poltron qui procure l'arrogance et assure l'impunité aux roitelets nègres Bongo, Mobutu, Bokassa, Ahidjo, Houphouët-Boigny, tous chefs d'Etat francophones, zélés compagnons de route de Balthazar Vorster, le boucher de Soweto.

Si le nouveau führer peut tranquillement écouler au Zaire, au Gabon, dans «l'Empire » Centrafricain et sans doute dans d'autres pays d'Afrique noire francophone l'abondante production agricole arrosée du sang des Bantous à la fois soumis au génocide et réduits en esclavage, c'est parce que, trop longtemps, par pusillanimité, nous nous sommes tus, nous progressistes noirs francophones.

Pour que cesse enfin le scandale ahurissant de chefs d'Etat noirs fraternisant dans la coulisse et, parfois, publiquement, avec l'exterminateur des Noirs Peuples Noirs - Peuples Africains tonnera, hurlera, rugira, barrira s'il le faut, pourvu que notre silence se rompe avec un tel fracas que nul n'en ignore.

Responsable de la publication : A. BIYIDI-AWALA.


[1] Chaque numéro comptera 200 pages environ, sauf le prochain, qui sera un numéro spécial, et aura environ 250 pages. On pourra y lire le début d'un roman inédit de Mongo Beti, intitulé : « La ruine presque cocasse d'un polichinelle. »

[2] C'est de cette même détermination criminelle que vient d'être victime, au milieu du grand silence de l'été, l'U.N.E.K. (Union nationale des Etudiants du Kamerün), interdite en août 1977 par le ministre de l'Intérieur de Paris, après de longs mois de tracasseries. Syndicat d'étudiants créé au lendemain de la deuxième guerre par la première génération de Camerounais venus poursuivre leurs études en France, à une époque où l'enseignement supérieur était totalement inexistant dans leur pays. L''U.N.E.K. a fonctionné pendant trente ans en France. Aussi énergiques et conséquentes qu'elles aient toujours été, son attitude ni ses prises de position n'avaient jamais été préjudiciables à l'ordre public ni, encore moins, à la Sécurité de l'Etat français. Mais le lobby esclavagiste de Paris et les fantoches de Yaoundé lui en voulaient à mort de s'en tenir avec préservérance à son rôle traditionnel de défense de ses membres et d'information sans complaisance de l'opinion internationale.

[3] Finalement libéré de prison en 1975, à la suite d'une campagne d'Amnesty International, section canadienne, Mgr Albert Ndongmo, ancien évêque catholique de Nkongsamba au Cameroun, condamné au cours des fameux procès de 1971, réside aujourd'hui au Canada, sous la protection suspecte de l'Eglise catholique de ce pays. L'ancien bagnard du chouchou de Paris, Ahmadou Ahidjo, est, apparemment, astreint à de telles conditions de discrétion et de dénuement matériel et moral qu'on est fondé à se demander si la faction la plus réactionnaire du clergé catholique canadien, celle par exemple de l'ex-cardinal Léger, ami d'Ahidjo et aussi de Mgr Lefèbvre, n'a pas accepté, à la demande du dictateur camerounais, très bien en cour auprès de Pierre-Elliott Trudeau, qui lorgne les matières premières camerounaises, et avec le consentement des autorités politiques canadiennes, de retenir en otage le malheureux prélat bamiléké. Le Canada, on le savait déjà, fait des progrès rapides dans les délices des Capoues néo-coloniales africaines.

[4] Publié et saisi quelques semaines plus tôt, sans aucun espoir pour l'éditeur ni pour l'auteur du procès que prophétisait solennellement le gourou germano-pratin et qu'ils souhaitaient, pour leur part, ardemment; et, de toute façon, sans que Jean Lacouture leur manifeste d'aucune manière une sympathie à laquelle le commun des mortels pourrait se figurer qu'ils étaient, malgré tout, en droit de s'attendre. Démocratie, quand tu nous tiens...

[5] Souligné par Y. P.

[6] Souligné par Peuples Noirs - Peuples Africains.

[7] Il faut entendre par là que la signature de Mongo Beti sur un tel ouvrage vaudrait aussitôt à ce dernier, sans aucun doute, les foudres du dictateur fantoche de Yaoundé, se concrétisant en une interdiction immédiate signifiant pour les éditeurs l'anéantissement d'espérances de vente évaluées d'avance à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires, chiffre considérable pour un pays africain. Il y a quand même, malgré le sous-développement, de jolis bénéfices à glaner sous les dictatures africaines francophones, pour les marchands de papier imprimé. Avis à ceux qui l'ignoraient encore, peu nombreux désormais, au demeurant, dans la presse et l'édition parisiennes. Merci pour eux.

[8] Dans l'esprit de Robert Cornevin, ancien administrateur des colonies, le « Président » de Mongo Beti, c'est Ahmadou Ahidjo, chef d'Etat de fait du Cameroun. Pour se faire une idée précise de la question, il convient de savoir quelles accusations précises Mongo Beti articule contre « son » président : « Main basse sur le Cameroun » établit à l'évidence non seulement que le président de fait Ahmadou Ahidjdo a été imposé aux Camerounais par de Gaulle utilisant cyniquement la force brutale, mais aussi que son maintien contre les aspirations formelles de la population a nécessité une guerre d'extermination au cours de laquelle ont péri des centaines de milliers de patriotes et de militants révolutionnaires camerounais. Il s'agit là d'accusations qui n'ont jamais été publiquement démenties ni même contestées par aucune autorité française ou camerounaise. En revanche, toutes les perfidies, toutes les ruses sordides, toutes les calomnies ont été utilisées pour étouffer l'écrivain et escamoter l'ouvrage. En vain.

[9] Récemment, un personnage important du ministère français de la Justice, retour d'un voyage d'inspection au Cameroun, pays souverain où il avait observé des bizarreries plus que troublantes, interroge un personnage, important lui aussi, du ministère de la Coopération : « Comment se fait-il, lui demande-t-il, que près de vingt ans après l'indépendance, l'Ecole Nationale d'Administration et de Magistrature du Cameroun, l'E.N.A.M., ait toujours une direction et un corps enseignant exclusivement français ? Quand les Camerounais prendront-ils enfin en main la formation de leurs magistrats ? En tant que Français, ne nous trouvons-nous pas là dans une position, assez délicate, d'ingérence quotidienne ? A cette allure d'ailleurs, pourquoi n'en serait-il pas de même dans cent ans, dans mille ans ? » Réponse du personnage important du ministère de la Coopération : « Vous savez, cher ami, ce pays abrite tellement d'ethnies, si violemment opposées les unes aux autres que, à n'en pas douter, cette école poserait au gouvernement camerounais des problèmes insolubles. Finalement, croyez-moi, les Camerounais eux-mêmes sont bien contents de s'en remettre à nous, car nous, au moins, nous sommes neutres... »

Et le Nigeria, oui, bien qu'abritant lui aussi de nombreuses ethnies, prétendument hostiles les unes aux autres, contrôle pourtant la formation de ses magistrats ? Et le Ghana ? Et la Zambie ? et la Tanzanie ? Peut-être l'argument ne vaudrait-il que pour les pays francophones ? Alors, problème du colonisateur ou problème du colonisé ?

Poussons jusqu'à son terme le raisonnement du personnage important du ministère de la Coopération : ne serait-il pas préférable, en définitive, que la France fasse don aux Camerounais, pour leur paix intestine, de la personne d'un vrai Français de France, en guise de président ? En somme, la meilleure solution ne serait-elle pas que le Cameroun redevienne officiellement colonie française, ainsi qu'au bon vieux temps ?

Cet échange sur l'E.N.A.M. de Yaoundé a aussi l'avantage de mettre en pleine lumière l'erreur que commettent les syndicats et les partis démocratiques français dont les déclarations relatives à la coopération franco-africaine, tout en condamnant la politique de la droite en cette matière, postulent néanmoins que la susdite coopération répond à un quelconque besoin des populations africaines. On ne dira jamais assez combien cette position est à la fois superficielle et opportuniste. La coopération vise à perpétuer, dans le sens étymologique du terme, unilatéralement, c'est-à-dire sans aucun souci des populations africaines, et en prenant soin au contraire que leurs véritables aspirations ne soient jamais connues par l'opinion internationale, un état de choses absolument révoltant et scandaleux, qui ne diffère de la colonisation proprement dite que par les mots.

Aux dernières nouvelles, le ministère de la Coopération, hanté par la fraternité entre les Camerounais au moins autant que l'était Dieu le Père du salut de la race humaine tant aimée de lui, a décidé de placer dans chaque famille camerounaise, non point un messie, tout à fait hors de prix en ces temps de crise, mais un ange gardien du pauvre, en la personne d'un assistant technique, pour prévenir toute discorde domestique. Reconnaissons qu'une telle mesure s'imposait : n'est-elle pas dans le droit fil de la logique cartésienne ?

[10] Une personnalité très populaire à Yaoundé et dans tout le pays beti au cours des années 60, le Dr Benoît Essougou, surnommé familièrement docteur Kox, est détenue depuis 1968, sans jugement, sur une vague accusation de détournement de fonds utilisée rituellement contre les opposants diplômés, surtout quand ils sont hauts-fonctionnaires. Le Dr Benoît Essougou est un ancien de la Faculté de Médecine de Toulouse où il fit des études brillantes. Rentré dès l'indépendance dans son pays où il avait la réputation d'homme de droite, partisan passionné et même militant de la solution néo-coloniale comme beaucoup de médecins camerounais formés en France, il se révéla pourtant au poste où il fut nommé un haut-fonctionnaire efficace et humain, très préoccupé par la misère sanitaire des communautés rurales du pays beti dont il est lui-même originaire. Il entreprit alors d'implanter des dispensaires au milieu des campagnes des environs de la capitale, devenant très vite populaire dans une ethnie pour laquelle le Dr Louis-Paul Aujoulat, alors éminence grise du président du Cameroun, nourrissait un profond ressentiment, fruit de déboires politiques datant de l'époque coloniale. En 1968, brusquement, comme son compatriote Albert Ndongmo deux ans plus tard, le Dr Benoit Essougou est arrêté et emprisonné. Toujours détenu aujourd'hui, il semble avoir été soumis à des traitements physiques et psychologiques dégradants : ceux qui l'ont aperçu récemment, lors de ses rares permissions toujours étroitement surveillées, doutent, à juste titre semble-t-il, du bon état de ses facultés mentales.

[11] Nous ne pouvons dire ce qu'il en est dans d'autres cultures africaines. Chez les Bantous, ce schéma n'est pas seulement faux, c'est surtout un fantasme d'idéologues sud-africains et assimilés, dont l'arrière-pensée est évidemment de justifier la ségrégation et l'asservissement des Noirs, tout en « théorisant » d'avance l'organisation des bantoustans. Voir à ce sujet une lettre de Jacques Soustelle dans Le Monde du 14 décembre 1977. Pour ce soi-disant éminent ethnologue, « la création d'un bantoustan liquide ipso facto tout un ensemble de restrictions et de discriminations résultant de l'apartheid ». Excepté toutefois l'entassement hallucinant sur des territoires dérisoirement exigus jouxtant les vastes espaces où les Blancs, ont, eux, toute liberté d'installation.